MANAGER AUTREMENT?
Les entreprises perçoivent ce mal-être actuel relativement à la vie professionnelle.
Elles réagissent souvent, selon des réflexes pavloviens inhérents à leurs objectifs de profit, par une augmentation de salaire quand elles ne proposent pas une approche « bienveillante » du travail, bourré de bonnes intentions et d’inclusion tous azimuts, ou font même, dans le pire des cas, appel aux techniques suspectes du management collaboratif.
Car, là où cherche à s’élaborer une nouvelle gouvernance pour les entreprises, se pensent et s’expérimentent de nouvelles manières de gouverner, qui consistent à entretenir le sentiment de liberté individuelle des employés tout en offrant un meilleur contrôle aux dirigeants sur l’activité de ces mêmes employés.
Dans ces entreprises adeptes de cette nouvelle gouvernance, on se réfère à un management participatif, selon lequel on incite les collaborateurs à s’exprimer en réunion, à présenter des critiques pour améliorer l’outil de production en laissant une large place à l’initiative personnelle, tout en veillant à ce que tout ce bouillonnement aille dans le sens attendu.
L’ambiguïté de ce système provient de ce que tout y est autorisé, sauf l’inattendu.
En effet, tout est mis en place dans le système de discussion et de décision qui accompagne ce management participatif pour que les choix « librement exprimés et débattus » aillent dans le sens des vœux de la direction, sans que jamais l’intention d’orienter les choix ne soit avouée.
A la limite, en désorientant les employés par des propositions contradictoires telles que « le conflit, c’est la paix », « le contrôle, c’est la confiance », « obéir, c’est désobéir », en invitant les salariés à travailler sur eux pour gagner en transparence, en exigeant parfois leur autocritique, en invitant les managers à éduquer les membres de leurs équipes « à vivre comme dans un camp de nudistes » afin qu’ils réussissent mieux au sein de l’entreprise, on cherche à obtenir l’acculturation de l’individu aux « valeurs »* de son entreprise.
Dans ce système de management, on vise à ce que l’alignement des croyances de l’employé sur celles de son organisation s’opère à force de communications internes, de stages de développement personnel et de longues séances d’explication en réunion, au cours desquelles le manager, s'appuyant sur les autres employés, prend le temps de lever une à une toutes les objections de l’employé récalcitrant.
Dans ce type de management, il faut convenir que l’être humain à la recherche du sens de son activité se retrouve au centre des attentions. Mais c’est malgré lui, car lorsque ce que l’entreprise demande pose un problème moral à l’employé, la réponse de l’entreprise ne consiste pas à reconnaitre cette difficulté mais à la contourner en offrant à l’employé les services d’un coach qui saura lui faire comprendre que sa souffrance provient de croyances « limitantes » héritées d’un ancien code moral, avant de lui proposer de l’aider à se défaire de ses anciens principes pour libérer son potentiel et retrouver l’harmonie avec son environnement de travail.
Dans une telle entreprise l’employé est supposé n’avoir plus de questions existentielles à se poser, à condition qu’il accepte de remettre entre ses mains l’entièreté de sa vie.
Cet effort pour convaincre (ou contraindre) l’employé à adhérer pleinement aux « valeurs » de l’entreprise est souvent lié à l’affichage d’une « mission » que l’entreprise s’est donnée. Elle prétend alors assumer une fonction messianique, s’imaginant investie de la responsabilité de sauver le monde par l’emploi, la croissance et la technologie, tout en restant officiellement dans le cadre de l’économie de marché, comme Google par exemple.
Logiquement, de telles entreprises s’efforcent de communiquer à leurs membres la foi des missionnaires, comme le font les sectes, sélectionnant l’employé non plus sur des critères professionnels mais sur le degré d’adhésion au système de croyance de l’entreprise.
Naturellement, ces tentatives sont vues comme des leurres par celui qui ne voit pas matière à un quelconque absolu dans l’activité économique et sociale. Ce dernier perçoit qu’il s’agit d’un management fondé sur la manipulation qui se situe aux antipodes de la recherche de la vérité dans sa vie professionnelle. Il s’ensuit une remise en cause de l’autorité d’un management qui déborde de ses fonctions de mobilisation du personnel, alors qu’il ne s’agit que d’animer et de gérer une organisation qui recherche tout bonnement à dégager un profit au travers de son activité sur le marché.
Finalement, le voilà détaché du rêve de l’entreprise démiurge pour se demander, retour aux prémices de notre réflexion, comment faire en sorte que sa vie professionnelle ait un sens…
* Je pose que, contrairement à la personne, dirigeant ou employé, qui se réfère à des valeurs héritées de son expérience, de son éducation et de sa culture, l'entreprise ne peut pas avoir d'autres "valeurs" que celle du profit, sous peine d'être condamnée à disparaitre à terme plus ou moins rapproché (cf. L'Impossible éthique des entreprises, Boyer A. (Ed) 2002 et Toxic management, Thibault Brière, 2021)