PARTIE D'ÉCHECS AU MOYEN-ORIENT
On ne sait pas très bien si le jeu d’échecs a été vraiment inventé par les Perses, mais ils savent apparemment mieux y jouer que les Américains, qui paraissent préférer le poker.
La partie d’échecs a commencé par un premier coup amplement annoncé par Donald Trump, lorsqu’il a dénoncé le 8 mai 2018 l’accord de Vienne (PAGC) signé par son prédécesseur avec l’Iran, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Russie et la Chine.
La stratégie de Trump était simple, écraser l’adversaire sous les coups financiers, « les sanctions », en supprimant toutes ses recettes pétrolières. D’après Trump, le match s’arrêterait lorsque l’Iran demanderait grâce, ce qui d’après lui ne saurait tarder. Il pourrait alors dicter ses conditions et apparaître comme le vrai défenseur des intérêts des Etats-Unis, contrairement à ce pleutre d’Obama.
Mais l’Iran prit tout son temps pour jouer à son tour. Il respecta le traité pendant un an et fit semblant de croire que les Européens allaient compenser les pertes que voulaient lui infliger les Américains. Cette posture lui permit de mettre les bonnes volontés de son côté et de préparer soigneusement le terrain, qui contrairement à ce que croyaient les États-Unis, n’était pas uniquement financier mais aussi politique, militaire, culturel et historique. Il renforça ses positions en Syrie et au Liban avec le Hezbollah, en Irak avec les milices chiites et au Yémen avec les Houthis.
Puis il joua à son tour : d’une part, il annonça qu’il allait cesser progressivement de respecter le PAGC pour mettre les Européens et par ricochet Trump sous pression ; d’autre part, il commença à planter des banderilles dans le dos des États-Unis avec la destruction, le 20 juin 2019, d’un gros drone américain, un RQ4 Global Hawk.
L’Iran entendit bien Trump l’accuser d’avoir commis « une énorme erreur » mais, à part cela, il ne se passa rien. Trump refusait de risquer sa réélection en prenant l’initiative de la confrontation, d’autant plus que toute sa politique au Moyen Orient tendait à refuser les conflits armés. Il laissa jouer ses conseillers avec la saisie d’un pétrolier iranien mais lui et les Anglais comprirent vite que les Iraniens savaient répondre coup pour coup : un pétrolier contre un pétrolier, un pion contre un pion. Il essaya alors de monter une coalition, mais il n’y parvint pas. Il prétendit aussi accroître encore les « sanctions » et il le prétend encore, mais chacun sait qu’il ne fait plus qu’empiler des mesures devenues inopérantes. Bullshit.
De fait, il ne savait plus quoi faire, au point qu’il lui fallut même subir la bonne volonté envahissante de son « ami » Macron qui eut le culot de faire venir le Ministre des Affaires Étrangères d’Iran, Mohamad Javad Zarif, à Biarritz lors du G7, le 25 août. Il clôtura cette séquence en virant Bolton le 9 septembre, afin que chacun comprenne bien, Iran en tête, que la guerre ne faisait pas partie de ses options, même s’il prétendait que c’était pour lui « la solution de facilité ».
Il ne peut plus le prétendre aujourd’hui, car, alors qu’il se trouvait bizarrement réduit, lui le chef de l’État le plus puissant du monde, à attendre que l’Iran, théoriquement à genoux, veuille bien négocier, le ciel lui est tombé sur la tête. En effet, le 14 septembre, à l’aide de missiles de croisière et de drones, les Iraniens, sous couvert des Houthis, ont transpercé la défense anti-aérienne du royaume saoudien, pourtant assurée par une multitude de satellites espions et un nombre considérable de Patriots, ce qui a réduit provisoirement de moitié la production de pétrole brut saoudien.
Il reste que l’évènement majeur n’est pas économique mais stratégique. Il s’agit d’un changement complet dans l’équilibre des forces en présence. Le fait que l’Iran, avec des ressources limitées et sous le coup de sanctions, soit parvenu à infliger des dommages écrasants à une Arabie Saoudite théoriquement beaucoup mieux armée et censée être défendue par les États-Unis, change totalement la donne.
Ces deux pays hésitent à riposter parce qu’ils savent aujourd’hui, contrairement à ce qu’ils auraient pu croire il y a un an, qu’une contre-attaque de l’Iran ne serait pas une partie de plaisir. Les installations de production pétrolière et les usines de dessalement qui fournissent une grande partie de l’eau douce à l’Arabie saoudite fournissent d’excellentes cibles pour les drones et les petits missiles que possède l’Iran en quantité.
Anthony Cordesman, expert militaire au Centre d’études stratégiques et internationales de Washington, résume de la sorte l’importance de ce changement : « Les frappes contre l’Arabie saoudite constituent un avertissement clair que l’ère américaine de suprématie aérienne dans le Golfe et son quasi-monopole sur la capacité de frappe de précision sont terminés». En effet, le coût et la simplicité de ses drones et de ses missiles font que l’Iran, directement ou par l’intermédiaire des Houthis ou du Hezbollah, est capable d’en produire assez pour venir à bout de n’importe quel système de défense anti-aérienne.
La partie d’échecs touche donc à sa fin. Les Iraniens font désormais monter les enchères en demandant comme préalable à toute négociation la levée des sanctions. La vulnérabilité de l’Arabie Saoudite et d’Israël en font des otages entre les mains de l’Iran. En outre, les enjeux sont devenus tout à coup énormes : on attendait l’effondrement de l’économie iranienne et la chute du régime des ayatollahs et voilà qu’il est question de la perte de la crédibilité militaire des États-Unis, de la survie du régime saoudien, de la neutralisation d’Israël et du maintien de la production pétrolière dans le Golfe, car Trump et les drones, chacun pour leur part, ont rendu à l’Iran sa liberté.
Aussi est-il difficile de trouver un fiasco plus spectaculaire, en matière de politique étrangère, que celui de « pression maximale » décidée par l’administration Trump contre l’Iran, puisqu’en quelques mois, cette politique s’est totalement retournée contre les États-Unis et leurs alliés du Moyen Orient*.
Désormais, le temps leur est compté : si l’Arabie Saoudite s’effondre, ils n’auront plus qu’à plier bagage, comme à Saigon…
*Lire « Dans le Golfe, Trump piège Trump », Le Monde du 27 septembre 2019.
LA BATAILLE DE LA RISTIGOUCHE
Les troupes françaises, sous le commandement du Chevalier de Lévis sont contraintes de faire retraite vers Montréal, tandis que trois armées britanniques convergent vers la ville à partir du mois de mai 1760.
Un mois auparavant, pour apporter d’ultimes renforts à la Nouvelle-France, la Marine Royale réquisitionne et arme à Bordeaux, en toute hâte, un convoi de cinq navires marchands, le Bienfaisant, le Soleil, l'Aurore, la Fidélité et le Marquis de Malauzequi doit êtreescorté par une frégate de vingt six canons, le Machault.
Le commandement de la flottille est confié à François Chenard de la Giraudais, un jeune lieutenant de frégate de trente-trois ans qui possède l’expérience de telles missions, en dépit de son jeune âge.
Le convoi embarque plus de deux mille tonneaux de vivres, viandes salées et farines, des munitions et des fournitures, ainsi que quatre cents hommes de troupes commandés par le capitaine François-Gabriel d’Angeac, qui connait bien la Nouvelle-France.
Le convoi lève l'ancre le 10 avril 1760 et dès le lendemain, les Anglais qui font le blocus du port prennent en chasse le convoi ; ce dernier se disperse, sans pouvoir empêcher que l'Aurore et le Soleil, alourdis par leur chargement, ne soient arraisonnés par l'ennemi. Puis, deux semaines plus tard, la flottille perd un autre navire, la Fidélité, qui fait naufrage au large des Açores.
Le 15 mai 1760, les trois navires restants mouillent dans le golfe du Saint-Laurent. C’est alors qu’ils apprennent que les Britanniques les ont précédés d’une semaine devant Québec et qu’ils ont détruits la flottille de Vauquelin. La Giraudais décide alors de se refugier dans la baie des Chaleurs en Gaspésie où il fait jeter l’ancre, le 18 mai, plus précisément dans l'estuaire de la Ristigouche. Il y obtient le soutien des Indiens Micmacs, qui promettent de combattre les Anglais aux côtés des Français.
Mais il est pourchassé par cinq navires de guerre britanniques commandés par le capitaine de vaisseau John Byron, qui ont appareillé depuis Louisbourg.
Le 22 juin, lorsqu’il apprend leur arrivée imminente, La Giraudais décide de remonter la rivière Ristigouche, en espérant que le tirant d'eau des navires de Byron ne leur permettra pas d'en faire autant. Pendant que Byron hésite sur les moyens de la poursuite, La Giraudais installe une batterie à terre puis fait saborder des goélettes dans le chenal pour en interdire l'accès et protéger le Machault.
Ce n’est que le 3 juillet que Byron parvient à trouver le chenal principal et décide de s'engager dans la rivière. Les Français engagent alors le combat, et, malgré leur infériorité numérique, parviennent à infliger de lourds dommages aux Britanniques jusqu’à ce que ces derniers parviennent à détruire la batterie côtière. La Giraudais décide alors de remonter plus haut encore dans la rivière et pendant cinq jours, de furieux combats opposent Français et Britanniques.
Mais le combat étant sans espoir, La Giraudais décide, au matin du 8 juillet 1760, de saborder ses bâtiments après les avoir fait évacuer. Puis, afin que l'ennemi ne s'empare pas des vivres, il fait sauter le Machault et le Bienfaisant, tandis que Le Marquis de Malauze, qui compte des prisonniers anglais à son bord, n’est pas sabordé et est capturé. Une fois à terre, les Français établissent un petit fort et y prennent garnison, jusqu’à ce que, le 23 octobre, ils apprennent la nouvelle de la chute de Montréal, qui avait eu lieu le 8 septembre.
Il leur fallut encore six jours pour consentir à se rendre aux Britanniques.
À SUIVRE
SOMEWHERE CONTRE ANYWHERE
Dans un livre publié le 28 septembre 2017, "The Road to Somewhere: The New Tribes Shaping British Politics"*, David Goodhard met en exergue le conflit entre ceux qui habitent quelque part et ceux qui habitent n’importe où.
David Goodhart avance en effet que la principale ligne de fracture, en Grande-Bretagne et ailleurs, sépare désormais ceux qui viennent de quelque part, enracinés dans un lieu ou une communauté spécifique, généralement une petite ville ou une région rurale, socialement conservateurs, souvent moins éduqués, et ceux qui pourraient habiter n'importe où, sans attaches, souvent urbains, socialement libéraux et disposant d’une formation universitaire.
Il cite des éléments de sondage qui montrent que les Somewhere représentent environ la moitié de la population britannique, les Anywhere en totalisant pour leur part entre 20% à 25% et le reste étant composé de personnes qui se situent entre les deux.
Pour Goodhart, le groupe des Somewhere se caractérise par un malaise avec le monde moderne, un sentiment nostalgique selon lequel «le changement est une perte» et la ferme conviction que le rôle des dirigeants britanniques est de défendre les intérêts des Britanniques avant tout.
Les Anywhere sont quant à eux exempts de nostalgie, ont une attitude méritocratique, égalitaire à l'égard de la race, de la sexualité et du genre, sont peu attachés «aux identités de groupe plus larges, y compris les identités nationales, car ils valorisent l'autonomie et la réalisation de soi avant la stabilité, la communauté et la tradition ».
Sans surprise, la fracture entre les Somewhere et les Anywhere correspond parfaitement à celle qui scinde les partisans et les adversaires de la sortie de l’UE. Ainsi, on peut observer dans le tableau ci-dessous l’écart remarquable qui sépare les partisans du REMAIN dans l’UE et les partisans du LEAVE :
Par exemple, être partisan du multiculturalisme a aidé à « bien voter » pour 71% des partisans du REMAIN, mais pour seulement 29% des partisans du LEAVE. On note que les deux groupes, REMAIN et LEAVE diffèrent fortement d’opinion sur le multiculturalisme, le libéralisme sociétal, le féminisme, l’écologie, la globalisation et l’immigration. Seules leurs opinions sur le capitalisme et, dans une certaine mesure, sur Internet, les rapprochent.
Goodhart, lui-même issu de la haute société britannique, explique cette franche séparation d’opinion entre les deux groupes par l’excès d'un double libéralisme, économique et sociétal, à son apogée selon lui durant les treize années de règne du New Labour, de 1997 à 2010. L’ouverture vers la mondialisation a permis de sortir une partie de la planète de la pauvreté, en contrepartie de quoi les classes moyennes et populaires des pays développés ont eu le sentiment d’avoir été lésées : l'ouvrier plombé par la concurrence polonaise est au Brexit ce que le col bleu du Michigan pénalisé par la concurrence chinoise est à la victoire de Trump…
En outre, il reproche aux travaillistes de ne se préoccuper que des réformes sociétales : « Les comptes Twitter des activistes du Labour parlent davantage de culture du viol et de harcèlement à l'école que d'inégalités économiques.» et il suggère aux Anywhere de comprendre que les Somewhere «ne choisissent pas la fermeture contre l'ouverture, mais veulent une forme d'ouverture qui ne les désavantage pas».
En effet, dès le début du processus de globalisation, il était aisé de prévoir que ce processus ne serait pas gagnant-gagnant et que les perdants chercheraient à freiner ou même à inverser le processus, avant de négocier des compensations.
Nous en sommes rendus à ce stade, avec de nouvelles fractures entre les groupes sociaux en Europe et en Amérique du Nord, des fractures qui sont utilisées par des dirigeants et des partis politiques pour prendre le pouvoir.
Sachant que les Somewhere sont plus nombreux que les Anywhere, il est facile de prévoir à qui le pouvoir devrait probablement échoir dans les temps à venir, même si l’affaiblissement du mouvement des Gilets Jaunes, comme les défaites parlementaires provisoires de Boris Johnson et de Matteo Salvini, peuvent laisser croire aux Anywhere que le danger est derrière eux.
*Le livre est désormais traduit en français et paraitra sous le titre Les deux clans, le 13 novembre 2019
BIG BANG
Rien ne me fascine plus que le Big Bang, cette explosion originelle de l’Univers. Si elle a eu lieu, pourquoi ? Qu’y avait-il avant ? Où va cet univers en expansion ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de trous noirs ? Et ces questions sont-elles fondamentales ou futiles ?
Quelle est notre place dans l’Univers ? le premier, Copernic (1530*), a remis la Terre à sa place, non au centre de l’Univers mais tournant autour du Soleil comme les autres planètes. Depuis, les hommes essaient de construire des modèles qui vérifient le principe de Copernic, à savoir que la Terre n’est pas située dans un point privilégié de l’espace.
Vers 1925, Edwin Hubble identifia des étoiles variables, les céphéides, dans les nébuleuses d’Andromède et du Triangle dont il détermina la distance. Il a tout d’abord établi qu’il s’agissait de galaxies extérieures à la nôtre, qui est la galaxie de la Voie Lactée. Il a ensuite mesuré la vitesse de ces nébuleuses grâce à l’effet Doppler, constatant que les galaxies les plus lointaines s’éloignaient le plus vite, ce qui était le signe de l'expansion de l’Univers.
Auparavant, en 1905, Einstein avait publié sa théorie de la relativité restreinte, qui pose que le temps est relatif dans la mesure où il dépend de l’espace. Puis il publia sa théorie de la relativité générale, selon laquelle la gravitation est une déformation de l’espace, chaque masse courbant l’espace autour d’elle.
En utilisant sa théorie, il se rendit compte que ses équations impliquaient un Univers dynamique, soit en expansion, soit en contraction de l’espace, mais comme il concevait un Univers en équilibre stable, sans début, ni fin, il introduisit une constante cosmologique pour rendre statique son modèle d’Univers.
Or l’abbé Georges Lemaître, en 1927, proposa un modèle d’évolution de l’Univers en expansion, qui commençait par une boule très chaude, que l’un de ses détracteurs, Fred Hoyle, appela dans une émission de la BBC « Big Bang » pour tourner en dérision son modèle d’Univers. Mais depuis, l’expansion de l’univers a été établie par la communauté des astrophysiciens et le terme « Big Bang » est resté. Quant à Einstein, il a avoué que l’introduction de la constante cosmologique avait été « la plus grande erreur de sa vie ».
De fait, jusqu’ici, personne n’a pu réfuter la théorie de l’expansion de l’Univers, notamment en raison de la fusion des éléments légers pour former des éléments plus lourds observée dans les étoiles. En effet, selon Georges Gamow et Ralph Alpher (1948), aux réactions nucléaires initiales qui ont permis de former les éléments légers comme le deutérium, l’hélium ou le lithium pendant les premières minutes de l’Univers, a succédé l’expansion de l’Univers qui s’est traduite par la formation d’éléments plus lourds, celle que l’on observe dans les étoiles.
La preuve de l’existence du Big Bang a encore été renforcée par la découverte, par Arno Penzias et Robert Wilson, du rayonnement fossile du Big Bang.
Dressant des antennes pour un tout autre but, ils ont détecté un bruit permanent dans toutes les directions, et cent fois plus fort que prévu. Ils en ont conclu qu’il s’agissait d’un rayonnement extragalactique, dont on mesura plus tard le spectre du rayonnement, à trois degrés Kelvin, établissant qu’il provenait d’un corps noir, homogène et isotrope.
Cette découverte du fonds diffus cosmologique eut un retentissement considérable sur la connaissance de l’origine de l’Univers…
* Son manuscrit, De Revolutionibus Orbium Coelestium (Des Révolutions des Sphères Célestes)est achevé vers 1530. En 1540, Georg Joachim Rheticus en publie une analyse qui connaît un grand succès, mais ce n’est qu’en 1543 que l’ouvrage paraît chez un imprimeur de Nuremberg
** l’Effet Doppler correspond au décalage de la lumière émise par un objet qui se déplace par rapport à l’observateur. S’il s’éloigne la lumière se décale vers le rouge et s’il se rapproche, elle se décale vers le bleu.
À SUIVRE
CHANGEMENT FORCÉ DE PARADIGME
Dans mes deux billets précédents, j’ai relaté l’incident qui m’avait conduit à boxer un étudiant, mais, au cours de mon activité en TC au sein de l’IUT de Nice, j’ai vécu d’autres évènements marquants, moins dramatiques mais finalement plus lourds de conséquences.
L’un de ces évènements a entrainé un changement complet dans mon enseignement, ses objectifs et ses méthodes. Lorsque l’on enseigne, on s’appuie volontiers, au moins en début de carrière, sur les manuels et en particulier sur les manuels qui ont du succès, qui donnent le ton. En Marketing, le « Kotler » est, sans doute encore aujourd’hui, le manuel le plus connu, d’où sa 19eédition dans sa traduction française.
Que proclamaient le « Kotler » et les nombreux manuels qui s’alignaient sur lui ? Que le marketing était une science qui visait à répondre aux besoins du consommateur, ce qui semblait, à priori, un bon objectif. Il en résultait que, si l’on constatait des abus, des déviations, des contre-sens dans son application, il s’agissait d’erreurs qui traduisaient une vision erronée du marketing, de nature à provoquer la défiance du consommateur, le rejet des pratiques de marketing erronées et le retour quasi automatique, grâce aux mécanismes du marché, vers des actions conformes aux principes du marketing.
Par conséquent, si dans mon cours, je ne niais pas qu’il existât, dans la pratique, des vendeurs indélicats, des publicités trompeuses, des produits dangereux, je prétendais montrer qu’il s’agissait d’erreurs, de manquements à éliminer pour faire émerger le diamant du marketing pur.
Mon but était donc d’enseigner aux étudiants ce qu’il fallait faire pour pratiquer ce «vrai» marketing. Or, un jour, en octobre 1985, alors que je présentais l’introduction de mon cours de marketing selon l’approche précédente, j’ai demandé aux étudiants de choisir un thème, parmi une dizaine proposés, à partir duquel ils devraient montrer la différence entre le « vrai » marketing et le marketing perverti pratiqué ici et là.
Parmi les thèmes proposés, j’avais choisi la consommation de drogue, qui ne pouvait à l’évidence pas être encouragée par une action marketing, puisqu’elle portait atteinte à la santé de ses consommateurs, à l’ordre public et, de ce fait, était interdite par la loi.
Un groupe de trois étudiants avait choisi ce sujet. Soucieux de s’appuyer sur le terrain pour développer leur analyse, ils se rendirent dans leur lycée d’origine (que je ne nommerai pas ici) où ils interrogèrent les lycéens sur leur éventuelle consommation de drogue, ainsi que le pourquoi et le comment de cette pratique.
La semaine suivante, ils me firent part, durant le cours, des résultats de leur enquête. J’appris que 80% des lycéens interrogés affirmaient avoir consommé au moins une fois de la drogue (chiffre considérable, peut-être gonflé) et que 20% d’entre eux en consommaient régulièrement. Pour ces derniers, ils avaient même obtenu leurs dépenses mensuelles, 100 euros en moyenne.
Et le marketing dans tout cela ? Mes étudiants enquêteurs ne s’étaient pas dégonflés. Ils avaient approché les trafiquants installés dans les bistrots proches du lycée, en attente des clients. À la satisfaction de mes étudiants et à mon effroi, ils avaient été bien accueillis par ces trafiquants, qui avaient convenu qu’un soutien marketing serait le bienvenu dans leurs affaires, les consommateurs se révélant incapable d’apprécier les différentes qualités de drogue mises sur le marché et par conséquent regrettablement infidèles !
Mieux informer les consommateurs sur la qualité du produit, mieux connaitre le consommateur, segmenter le marché semblaient à ces trafiquants des actions logiques à mener et à rationaliser ! Ils étaient tout à fait ouverts, d’après mes étudiants, à des conseils marketing de ma part et ces derniers tout disposés à effectuer une étude de marché pour ces trafiquants ! C’est tout juste s’ils n’envisageaient pas d’effectuer auprès d’eux leur stage de fin d’étude…
Bien sûr, j’ai saisi immédiatement leur travail, que j’ai détruit, et je leur ai indiqué que, sur cette voie, nous nous dirigions tout droit vers la prison.
L’incident clos, cette affaire restait un Waterloo intellectuel pour moi. Il n’était pas trop grave que les étudiants aient pris le contrepied de ce que j’affirmais, mais il ne s’agissait pas d’une défaite locale : par leur action et par la réaction des trafiquants, ils avaient démontré que j’avais tort, fondamentalement tort, que le marketing pouvait parfaitement s’appliquer à la drogue, même si elle portait préjudice au consommateur, même si sa consommation était interdite.
Ce fut une onde de choc qui m’atteignit lentement et profondément. Je commençais par remettre en cause le caractère scientifique du marketing, puis, lorsque je revins à l’IAE, j’écrivis un article intitulé « Un marketing sans paradigme* » qui fit l’objet d’un dossier spécial dans une revue. J’y avançais que le marketing n’avait pas de fondement scientifique stable, ce qui me conduisit progressivement à une conception opposée à celle du Kotler,en posant que le marketing n’était qu’un outil destiné à manipuler le consommateur.
Commencer le cours par cette affirmation, c’était une approche violente du marketing, dont nombre de mes étudiants se rappellent encore. Or paradoxalement, cette approche m’a libéré en me permettant de dire, d’écrire, de montrer, sinon de proprement démontrer, ce qu’était le marketing, d’obtenir plus d’écoute, de discussion et d’échange avec mes étudiants sur ce qu’était la pratique marketing, chacun restant libre de l’utiliser selon son éthique et de le théoriser à sa manière.
On peut en conclure que mes trois étudiants aventureux de TC avaient réussi, grâce à leur naïveté révélatrice, à faire progresser mon enseignement, contre la doxa délivrée par les manuels de marketing : la réalité avait eu raison de la doctrine, grâce à eux…
*Un Marketing sans paradigme, Revue Française de Gestion, Octobre 1999, pp 64-80.
À SUIVRE
UNE VISION NOIRE DE L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
Les forêts sont devenues l’ultime refuge de ce qu’il reste d’hommes libres et non transformés, où les armes les plus rudimentaires, les vieux calibres 12 avec les petits plombs à pigeon, sont les plus efficaces pour se protéger des essaims tueurs.
Globalement, les résistants ont mis au point un système de défense assez efficace grâce à l’action d’une équipe scientifique libre, qui a réussi à percer plusieurs des systèmes de la GIA, la Grande Intelligence Artificielle. La guerre dure déjà depuis sept ans, une guerre à mort entre les hommes améliorés et connectés, appelés les surhommeset les hommes libres et non transformés, appelés les surnuméraires.
Car, dès que la GIA a pris le pouvoir, elle a tout de suite perçu que la principale menace pour l’écosystème planétaire était le nombre trop élevé d’hommes. Or, en 2030, les GAFA, qui investissaient des milliards dans les technologies de l’IA, ont commencé à déployer les premières techniques dites de la vie éternelle.
La GIA prévoyait qu’au maximum cinq cent millions de surhommes immortels pourraient être supportés par la Terre. Encore fallait-il, pour assurer la soutenabilité des ressources nécessaires à la vie de la caste des surhommes, protéger l’environnement. Cette protection permit à ceux qui ne faisaient pas partie de la caste, les surnuméraires, de trouver refuge dans les forêts, tandis que les surhommes se livraient cyniquement au génocide des surnuméraires, comme les hommes s’étaient auparavant livrés au génocide des espèces animales, sacrifiées au nom de leur supériorité et de leurs plaisirs. Il en résulta, en quelques années, la perte d’environ sept milliards d’êtres humains!
Cependant, la GIA avait calculé qu’il fallait épargner une centaine de millions d’individus non améliorés pour disposer d’une réserve chromosomique nécessaire à la survie et à la réparation des surhommes. Les hommes réfugiés dans la forêt faisaient partie de la réserve déterminée par la GIA. Ils avaient, pour le moment, échappés à son contrôle.
Devant un petit groupe d’entre eux, le vieil homme, qui était l'un de leurs chefs, prononça un discours si mémorable qu’aucun des surnuméraires présents ne l’a oublié :
« Nous avons été massacrés, nous avons été prélevés, nous avons été utilisés pour les expérimentations scientifiques de la GIA. Nous avons été la matière première des transhumanistes. Mais nous avons survécu. Vous avez survécu. Nous avons lutté pour que l’humanité ne s’éteigne pas, pour que l’humanité ne meure pas. Nous avons refusé de disparaître sans combattre.
Aujourd’hui, je suis venu vous dire, à vous, les quelques milliers de survivants ici présents, que nous venons de tuer d’un coup les cinq cent millions d’améliorés et de connectés. Ils ont été éradiqués en une fraction de seconde. Notre section scientifique, après des années de recherche, a réussi à trouver une porte d’entrée. Nous n’avons pas affronté frontalement les drones de la GIA. Nous avons, par une opération de commando, détruit la GIA par un virus informatique instillé dans plusieurs de ses unités centrales. Hélas, il nous a fallu engager pour cela nos deux mille meilleurs combattants dans cette bataille et très peu ont survécu !
Il reste que nous avons tué cinq cent millions d’êtres humains, même s’ils se croyaient des surhommes, même si c’étaient des criminels responsables du génocide de sept milliards d’êtres humains ! C’est pourquoi nous n’avons pas vraiment remporté de victoire, car l’on ne fonde rien de bon sur un massacre, et vous aurez largement le temps de le découvrir !
Que les plus anciens se souviennent ! Lorsque nous avons laissé dire « qu’ils coûtent un pognon de dingue et que cela ne sert à rien », quand nous avons laissé dire que nous étions des « gens qui ne sont rien », des « illettrés », un ministre voulait même calculer combien chacun de nous coûtait et combien il rapportait, en ces temps-là, par lâcheté, par naïveté, par facilité, nous avons accepté d’être déshumanisés, déshumanisés par les discours, déshumanisés par le chômage, déshumanisés par la précarité, par les machines, par la mondialisation, déshumanisés par la mise en concurrence de tous avec chacun, déshumanisés par les haines et les communautarismes, jusqu'à ce que nous acceptions, hélas, d’être déshumanisés par les techniques de sélection et d’amélioration. Techniques auxquelles, évidemment, seuls les « élus » eurent droit !
C’est parce que nous avons accepté toutes ces déshumanisations que nous avons accepté de devenir des surnuméraires !
Cette guerre contre l’humanité nous a mené de la richesse de sept milliards d’individus, de talents, de potentiels, à une poignée d’une centaine de millions de survivants. Aujourd’hui, nous pleurons tous nos morts et demain sera le premier jour d’une nouvelle humanité qui ne devra jamais oublier à quel point chaque vie est précieuse, demain devra être le premier jour d’une humanité sans vanité et qui choisira en toutes choses l’amour de la vie !
Notre funeste histoire montre que l’homme ne peut pas être amélioré par sa connexion avec l’intelligence artificielle. Tout ceci n’est que chimère. Il n’y a d’amélioration de l’homme que dans le cheminement vers la sagesse et dans l’amour, pour encore plus d’humanité ! »
Puis le peuple des surnuméraires prit le chemin des villes vides qu’ils ne purent remplir.
À nouveau la Terre redevint trop grande pour eux et à nouveau, ils crurent que l’espace dont ils disposaient était illimité. L’humanité ne fut qu’un temps sage et pacifiée, le temps que les actions héroïques des combattants surnuméraires ne deviennent plus que des paragraphes dans les manuels d’histoire informatisés.
Et tout recommença, encore, et encore jusqu’à la fin des temps…