LES YEUX DANS LES YEUX
Au printemps 1990, je n’ai pas rencontré Hana Machková par hasard, mais parce que nous avions à présenter le projet d’Institut Français Tchécoslovaque de Gestion (IFTG) auprès de l’UniversitéVŠE (Vysoká škola ekonomická v Praze), où elle exerçait ses fonctions d’enseignement et de recherche.
Cet IFTG était inspiré de la construction de MARCOM en Bulgarie que j’avais mis en place à Sofia auparavant et qui, après peu d’années de fonctionnement, avait échoué du fait des agissements de son directeur (cf. mon billet « Le sabordage de Marcom »). L’issue malheureuse de ce programme n’était pas encore scellée au moment de la présentation de l’IFTG, mais nous allions en tirer les leçons, par chance, avec le choix de la responsable de l’IFTG.
Un beau matin du printemps 1990, Hana Machková et moi-même, nous sommes rendus au siège de l’université VŠE, qui correspond grosso modo à l’Université Paris-Dauphine en termes d’objectifs, de nombre d’étudiants et de moyens.
Nous avions rendez-vous avec le nouveau Recteur de VŠE, Věněk Šilha, pour lui présenter notre projet de l’IFTG. Nous étions en concurrence avec l’Espagne, représentée par son ambassadeur qui devait être reçu après nous par le Recteur pour présenter un projet analogue.
Le Recteur sortait de lourdes épreuves que lui avait infligé le régime communiste. Exclu de l’université pour ses activités politiques, il avait été condamné à la prison suivie par une contrainte de travail obligatoire qui consistait à balayer les couloirs du métro de Prague
Je me souviens de l’apparence du Recteur et de son regard. Petit, trapu, le crâne rasé, un regard bleu perçant, il invoquait bien, peut-être seulement dans mon imagination, un zek* fraîchement libéré. Nous lui avons présenté notre projet, Hana l’explicitant en français. Il nous écoutait en silence, mes discours en français (qu’il ne parlait pas plus que l’anglais) comme la présentation d’Hana en tchèque. Cela ne nous prit que quelques minutes, au bout desquelles il demanda que nous lui fournissions un argument, un seul, pour qu’il accepte ce projet. J’ai alors invoqué la lourdeur de la bureaucratie française qui valait bien l’ex-bureaucratie du temps du pouvoir du Parti Communiste Tchécoslovaque, une bureaucratie qui ne nous permettrait jamais de présenter à nouveau ce projet s’il le refusait aujourd’hui.
En clair, c’était aujourd’hui ou jamais.
Je n’oublierai jamais son regard. Pendant plusieurs secondes il m’a regardé en silence droit dans les yeux. Je l’ai scruté à mon tour, pour lui signifier ma conviction de la validité de notre proposition. Il a pris notre proposition écrite, et, sans un mot, il l’a signé.
Nous l’avons quitté après l’avoir remercié. Hana, qui connaissait le bâtiment de l’université comme sa poche, s’est dirigée vers la salle du Parti Communiste, une salle de classe assez classique autant que je me souvienne. Elle a enlevé le panneau du Parti, a écrit en français « Institut Français Tchécoslovaque de Gestion » sur une feuille de papier qu’elle a fixé sur la porte et y a rajouté un drapeau français qu’elle s’était procuré. L’aventure de l’IFTG venait de commencer, avec toutes ses péripéties. Nous ne savions pas qu’il serait toujours vivante aujourd’hui, et conduirait au magnifique succès de toute l’équipe d’Hana Machková, poussée en avant par la personnalité pleine d’énergie et de positivité de cette dernière.
Le premier obstacle, naturellement, nous l’avons rencontré à l’Ambassade de France en Tchécoslovaquie qui fut loin de partager notre enthousiasme devant l’émergence d’un bébé IFTG qui venait bouleverser les plans de nos diplomates, déjà fortement secoués par les effets de la révolution de velours…
*Pour mes lecteurs non familiers de Soljenitsyne et de son Archipel du Goulag ou d’Une Journée d’Yvan Denissovitch, un « Zek » (abréviation du mot russe zaklioutchonniï (заключённый) abrégé en з/к et prononcé zek) signifie « détenu » ou « enfermé » pour désigner les prisonniers du Goulag.
À SUIVRE
LOUIS XIV, L'AGRESSEUR BRUTAL
Après le traité d’Aix-la-Chapelle de 1668, il ne fallut pas attendre plus de quatre ans pour que Louis XIV déclenche une nouvelle guerre, la guerre de Hollande.
Louis XIV avait l’intention de mettre la Hollande à genoux afin de se saisir sans risque des territoires espagnols voisins. Les armées françaises fortes de cent vingt-cinq mille hommes faisaient face à seulement vingt-cinq mille soldats hollandais, qui ne durent leur salut qu’à la décision d’inonder la Hollande en ouvrant les écluses. Dans cette guerre, les troupes royales commirent les pires atrocités et Louis XIV se fit un ennemi mortel de Guillaume d’Orange qui planifia le rapprochement entre l’Angleterre et les Provinces-Unies en épousant en 1677 Marie d’York, nièce de Charles II.
Guillaume d’Orange s’active alors pour constituer une coalition contre la France qui rassemblait les Provinces-Unies, le Saint Empire, le Brandebourg et l’Espagne. L’indignation contre la politique française était telle en Europe, qu’à l'exception de la Bavière, tous les princes allemands, initialement favorables à la France, l'abandonnèrent. L'Angleterre l’abandonna aussi, puisque le Parlement contraignit Charles II à faire la paix avec les Provinces-Unies.
Louis XIV, dont la volonté n’était pas bornée par un Parlement, continua la guerre, prit la Franche-Comté et pilla le Palatinat. L’ensemble des troupes coalisées ne parvinrent pas à arrêter l’avance des troupes françaises, d’autant plus que Louis XIV finançait l’alliance suédoise comme il l’avait fait pour l’Angleterre. La guerre se solda par la paix de Nimègue (1678), par laquelle Louis XIV obtint le rattachement de la Franche-Comté au Royaume de France ainsi que l’obtention de plusieurs places fortes.
Après la paix de Nimègue, Louis XIV se mit à pratiquer une politique agressive dite des « réunions », en revendiquant tous les territoires qui avaient, même très momentanément, dépendu de la France depuis les traités de Westphalie (1648). Des « Chambres de réunion » furent installées à Besançon, Brisach, Metz et Tournai. En pleine paix, elles prononcèrent des annexions aussitôt exécutées. C’est ainsi que Courtrai, Sarrelouis, Nancy, Sarreguemines, Lunéville et Commercy furent rattachés au royaume. Des fiefs appartenant à l’électeur de Trèves, au marquis de Bade, au duc des Deux-Ponts passèrent dans la mouvance du roi de France par dizaines. Le parlement de Besançon fut sommé de réunir au royaume de France le comté de Montbéliard, les seigneuries de Ruaux, Val-d’Ajol, Fontenay-le-Châtel. Le comté de Vaudémont en Lorraine fut annexé de la même façon, avec les châtellenies de Pont-à-Mousson, Saint-Mihiel et Foug. En août 1680, ce furent les réunions de Strasbourg et de son évêché ainsi que des biens de la noblesse d’Alsace et de l’abbaye de Murbach. La ville de Strasbourg fut occupée en septembre 1681. En Alsace, seule la ville de Mulhouse resta libre, grâce à son alliance avec les cantons suisses.
Cette violation répétée du droit international engendra une nouvelle guerre autour de la ligue d’Augsbourg. Les violentes opérations menées par la France en 1684 contre la Flandre espagnole et le Luxembourg pour contraindre Charles II d’Espagne à abandonner des terres réclamées par Louis XIV furent la préfiguration du conflit qui couvait.
Une médiation hollandaise rétablit momentanément la paix et aboutit en août 1684 à la trêve de Ratisbonne entre la France, l’Espagne et l’Empire : les réunions déjà faites étaient acceptées, mais elles ne pourraient plus se poursuivre à l’avenir et La Ligue d’Augsbourg, comprenant les Provinces-Unies, l’Espagne et la Prusse, fut constituée pour se défendre contre la politique agressive de Louis XIV.
Ce dernier ne s’estimait pas rassasié par les prises que ses voisins venaient de lui concéder de mauvais gré, dans l’espoir d’obtenir la paix. Saisissant le prétexte du refus du Pape de désigner son candidat à l’archevêché de Cologne, le cardinal Von Fürstenberg, qui n’était autre que l’évêque de Strasbourg, les troupes de Louis XIV envahirent le Palatinat en 1688 avec la mission de le dévaster systématiquement pour faire peur. Les Allemands s’en souviennent encore. Les villes de Mannheim, de Worms, de Speyer et d’Heidelberg furent détruites. Des centaines de villages furent pillés, leurs habitants passés au fil de l’épée : les atrocités des troupes françaises foulaient au pied les conventions de la guerre au XVIIe siècle, qui permettaient de limiter les pertes civiles et de respecter les propriétés.
Ces exactions soulevèrent l’indignation en Allemagne, poussant notamment les Électeurs de Saxe et de Brandebourg à s'allier avec l'Empereur contre Louis XIV. Dans le même temps, le roi de France perdit Jacques II, son allié anglais, chassé du trône d’Angleterre par Guillaume d’Orange malgré le débarquement de troupes françaises en Irlande. L’Angleterre déclara donc la guerre à la France aux côtés de l’Espagne et de la Savoie.
La presque totalité de l’Europe, catholique et protestante, se trouvait réunie pour s’opposer à l’expansionnisme violent conduit par Louis XIV.
À SUIVRE
VERS UNE GUERRE D'USURE EN UKRAINE
Un engrenage, c’est ainsi qu’Henri Guaino décrit la guerre qui se déroule en Ukraine dans un point de vue* qui reprend la thèse séduisante qui avait à l’origine été développée par Christopher Clark pour la guerre de 1914**, mais je n’en crois rien.
Je n’en crois rien, car je ne crois pas que plus de lucidité de la part des acteurs mettra fin à la guerre. Bien sûr, je ne crois pas que ses acteurs soient en mesure d’évaluer les pertes qu’elle occasionnera jusqu’à son terme, mais je pense qu’ils savent très bien ce qu’ils veulent et ce qu’ils font afin de tirer avantage de la guerre, tandis qu’ils en déplorent officiellement les effets pour les populations qui la subissent.
Côté américain, suivi par les Européens, il s’agit d’obtenir la défaite de la Russie de Poutine, en agitant la menace de la domination sans limites de ce pays sur l’Europe, si par malheur il réussissait à vaincre ou même à obtenir une paix de compromis. C’est pourquoi les médias occidentaux insistent sur les crimes soviétiques, de manière à rendre tout arrangement impossible avec ces scélérats.
Côté russe, le déclenchement de la guerre et sa poursuite jusqu’à un compromis acceptable, visent à démontrer aux Occidentaux que la poursuite de l’encerclement jusqu’à l’étranglement est devenue contreproductif.
Donc, d’un côté, seule la victoire ukraino-occidentale permettra d’aboutir à la paix, de l’autre une victoire de compromis permettra de donner un coup d’arrêt à l’expansionnisme occidental. Mais si tout compromis est présenté comme une défaite côté occidental, on peut tout de suite en déduire, sans aller plus loin dans les motivations, les développements et les limites du conflit, que la recherche d’un accord entre les deux parties sera ardue, comme celui d’un accord entre Israéliens et Palestiniens.
Venons-en aux motivations respectives qui peuvent néanmoins nous éclairer sur la suite logique des évènements. Les États-Unis ont toutes les raisons d’être satisfaits du déclenchement de la guerre, comme de son déroulement jusqu’à ce jour. Ils ont toujours souhaité l’affaiblissement maximum de la Russie, puisqu’elle résiste à leurs visées hégémoniques : la Russie les a contré en Syrie et elle constitue un allié potentiel pour la Chine. Ils ont donc étendu autant qu’ils ont pu les frontières d’une Alliance Atlantique qui est devenue au fil des années une alliance anti-russe, et ils y ajoutent aujourd’hui la Finlande et la Suède, supposées inquiètes des visées russes.
Les États-Unis ont aussi organisé en Ukraine le coup d’état de Maïdan de 2014, qui a provoqué la perte de la Crimée et l’autonomie du Donbass, entrainant la constitution d’une Ukraine démographiquement dominée par la partie antirusse de sa population. Ils ont soigneusement labouré ce terrain, fournissant armes, instructions et même laboratoires bactériologiques. Tandis qu’ils rompaient systématiquement tous les accords stratégiques avec la Russie, ils signaient le 10 novembre 2021 un accord de partenariat stratégique avec l’Ukraine, dirigé explicitement contre la Russie et lui promettant l’entrée prochaine dans l’OTAN. La volonté des États-Unis de contrer la Russie est donc manifeste et constante, si bien que l’entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine est l’aboutissement espéré de l’ensemble de ces manœuvres longuement muries, le succès d’un piège qu’ils ont tendu aux Russes.
Partie prenante de ce conflit, les Européens sont clairement partagés.
La Pologne, quatre fois démembrée et partagée en trois siècles, la Lituanie annexée durant deux siècles par la Russie, la Finlande amputée en 1939 et tous les pays qui ont vécu un demi-siècle sous le joug soviétique, conservent la rancune du passé et la crainte d’un possible recommencement. Ils appuient sans réserve les visées ukraino-américaines.
L’Europe de l’Ouest n’a pas les mêmes frayeurs car elle ne voit pas comment les troupes russes pourraient s’aventurer jusqu’à Gibraltar. Seuls les Anglais, selon une logique anglo-saxonne qui les fait participer avec l’Australie et sous l’égide des États-Unis à l’alliance AUKUS contre la Chine, appuient sans réserve la stratégie étasunienne. Cela pourrait s’avérer un mauvais calcul, selon comment tourne le conflit actuel. En revanche, la France et, dans une moindre mesure l’Allemagne, ne souhaitent pas une défaite complète de la Russie.
Il existe enfin quelques pays, comme la Serbie hors de l’UE ou la Hongrie dans l’UE, qui penchent plus ou moins du côté russe. Il n’y a donc pas de volonté unitaire en Europe d’obtenir coûte que coûte une victoire humiliante contre la Russie, même si tout en donne l’impression aujourd’hui.
Les suites possibles des évènements sont liées aux différentes attentes des protagonistes du conflit. Côté russe, une fois constaté l’échec de la tentative de prendre le contrôle rapide de l’essentiel de l’Ukraine, qui était fondée sur l’hypothèse que le fragile pouvoir ukrainien s’effondrerait d’un coup, il s’agit désormais de s’emparer de l’est de l’Ukraine pour entamer ensuite des négociations qui devraient aboutir à conserver une partie du terrain conquis ainsi qu’à la reconnaissance de la souveraineté de la Russie sur la Crimée et à l’engagement de l’Ukraine de rester neutre.
Si le rapport de force obtenu par la Russie à l’issue de la campagne militaire actuelle ne s’est pas modifié en faveur de cette dernière, l’Ukraine refusera ces propositions et la Russie restera sur les positions acquises dans la mesure où l’Ukraine ne la contraindra pas à les modifier.
Côté ukrainien, au-delà d’une résistance énergique, je ne pense pas que l’Ukraine imagine, même avec les armements occidentaux, battre seule l’armée russe, reprendre l’intégralité de son territoire, se saisir de la Crimée et entrer en Russie jusqu’à ce que cette dernière demande l’armistice. Or, si elle veut gagner, il lui faudra battre l’armée russe. Les moyens de la battre existeront lorsque l’Otan tout entier entrera dans le conflit en envoyant des troupes qui déborderont l’armée russe, débouchant de Pologne, de Finlande ou de Roumanie. La guerre, déclarée ou non, prendra dés lors une autre dimension.
Si les Russes se trouvaient contraints de reculer, le risque existe qu’ils menacent d’une riposte nucléaire les pays dont les troupes pénétreraient en Russie, après un premier usage de missiles nucléaires tactiques sur le front ouvert par les Occidentaux. Le degré suivant consisterait à effectuer une attaque nucléaire contre un pays de l’OTAN, la Grande-Bretagne étant la plus menacée car elle est à la fois en pointe dans l’hostilité à la Russie et elle constituerait un ultime avertissement avant un échange nucléaire avec les États-Unis. À ce niveau du conflit, je le répète parce que peu d’analystes ont intégré cette donnée dans leurs analyses de la situation stratégique, les alliés de l’OTAN et les États-Unis eux-mêmes sont en situation de vulnérabilité par rapport aux missiles hypersoniques russes qui peuvent les atteindre sans que leur défense anti-missile puisse s’y opposer.
Je subodore donc que les États-Unis ne souhaitent pas engager leur survie pour contraindre la Russie à céder. Par conséquent, après la probable conquête totale du Donbass par l’armée russe, qui ne semble d’ailleurs pas s’effectuer facilement, les Ukrainiens refuseront sans doute de négocier à cette étape, mais la question se pose de prévoir si les États-Unis, véritables ordonnateurs de la stratégie ukrainienne, pousseront jusqu’à l’affrontement total entre l’Otan et la Russie ou s’ils se contenteront d’une guerre de basse intensité pour continuer à affaiblir la Russie sans courir de risques excessifs ?
Compte tenu de leurs objectifs et des craintes européennes, je ne doute pas qu’ils opteront pour la seconde solution.
*Ukraine : nous marchons vers la guerre comme des somnambules, Le Figaro, 13 mai 2022
** Christopher Clark, Les somnambules, été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre.
LE PAYS DES CANAILLES
Sergueï Aleksandrovitch Essenine est un poète russe (1895-1925) qui mit un grand espoir dans la Révolution, avant d'en être si fatalement déçu qu'il se suicida à l'âge de trente ans. Le Pays des canailles est son second et dernier poème dramatique, écrit en 1922-1923.
Dans cette pièce en vers, il décrit de manière désabusée un monde ou règne l'intérêt du plus fort, un monde où s'oppose la ville et la campagne, le bolchevisme et l'anarchie ainsi que le socialisme et le capitalisme.
L'histoire qu'il raconte est celle d'un anarchiste, Nomakh, qui veut attaquer un train qui transporte l'or des mines de la région. Dans le train, le commissaire (communiste) Rasvetov se moque du pouvoir de l'argent en Amérique. Il pourrait s’en moquer tout autant aujourd’hui à l’heure des « sanctions » contre la Russie. Pour l’heure, Rasvetov voit son pays mettre fin au banditisme (des Américains).
Mais une menace plus immédiate le guette, l’attaque du train par l’anarchiste Nomakh qui s’empare de l’or qu'il protège. C’est que Nomak (qui représente Essenine) est désillusionné par la Révolution et ne croit plus qu’en sa propre liberté, tandis que Rasvetov croit au pouvoir soviétique, seul capable d’organiser la Russie pour qu’elle puisse faire face à l’Amérique, pays sans âme où règne l’intérêt du plus fort.
Pas si curieusement que cela, un siècle plus tard, nous revoilà dans ce face à face fondamental.
Essenine n’a jamais terminé son poème dramatique. Il l'a interrompu pour partir vers l'Europe et les États-Unis avec sa seconde femme, la danseuse américaine Isadora Duncan. De retour en Russie, révolté contre l'état d'esprit américain, il remanie son poème pour mettre l'accent sur le conflit entre les mondes capitalistes et socialistes, mais sans toutefois l'achever.
Car, ce qui reste sans conteste dans la poésie d'Essenine, relève de la désillusion :
Il fut un temps où,
joyeux drille,
labouré jusqu'aux os
de l'herbe de la steppe,
je suis venu dans cette ville les mains vides,
mais le cœur plein
et non sans rien dans la tête.
Je croyais... je brulais...
Je partis pour la révolution.
Je pensais que la fraternité n'était ni un rêve,
ni un songe,
que tout, l'ensemble des peuples,
des races et des tribus,
se dissoudrait dans une mer unique.
Mais au diable tout cela !
Sergueï Essenine est né en Russie centrale, prés de Riazan. En 1913, à l’âge de 18 ans, il prend conscience de ses dons de poète et commence à fréquenter les milieux artistiques moscovites. Un an plus tard, il vit en couple avec Anna Izriadnova, tandis que ses premiers poèmes commencent à paraître en revues et dans les colonnes de La Voie de la Vérité, ancêtre de la Pravda. Abandonnant sa compagne qui vient de lui donner un enfant pour s'installer à Saint Pétersbourg, où Alexandre Blok (voir mon billet précédent sur la poésie russe) l'introduit dans les milieux littéraires, à qui il donnera lectures et récitals, jusqu'à sa mort.
Boris Pasternak dira de lui que "jamais, depuis Koltsov, la terre russe n'a produit quelque chose de plus enraciné, de plus naturel, de plus opportun, de plus national, que Sergueï Essenine, en le donnant avec une liberté et sans grever ce tableau d'un trop lourd zéle populiste".
Essenine mobilisé, déserte en 1917, déborde d'enthousiasme pour la révolution, épouse en juillet 1917 Zinaïda Reich, secrétaire à La Cause du Peuple, dont il a deux enfants avant d'en divorcer en 1921.
Déçu des résultats de la Révolution, Essenine a en effet rencontré Isadora Duncan de dix-huit ans son ainée, invitée en URSS par le gouvernement soviétique, qu'il épouse en 1922 pour la quitter en 1923 après un voyage en Europe et aux États-Unis, voyage qui, loin de l'exalter, l'a gravement déprimé.
Miné par l'alcoolisme, il souffre désormais d'hallucinations. À Leningrad, il finit par se pendre à un tuyau dans la chambre no 5 de l'hôtel Angleterre, non sans avoir écrit avec son sang un dernier poème :
Au revoir, mon ami, au revoir,
Mon tendre ami que je garde en mon cœur.
Cette séparation prédestinée
Est promesse d’un revoir prochain.
Au revoir, mon ami, sans geste, sans mot,
Ne sois ni triste, ni chagrin.
Mourir en cette vie n'est pas nouveau,
Mais vivre, assurément, n'est pas plus neuf.
Un poète, assurément, mais un poète des temps incertains....
RETOUR À PRAGUE
En juin 1989, à la demande de la FNEGE https://www.fnege.org, je me suis rendu à Prague, qui se trouvait sous le régime d’un Parti Communiste vacillant, pour étudier d’assez vagues possibilités de coopération.
Je revenais à Prague avec beaucoup d'appréhension. En effet j'ai raconté dans ce blog en trois épisodes (« La foudre », « Echec et presque mat » et « Le temps de la révolte et de l’oubli ») mes aventures médicales à Prague de la fin de l’année 1976 et du début de l’année 1977 qui avaient failli me coûter la vie. Il m'avait fallu un intervalle de douze années et demi pour y revenir.
Ce retour était justifié par la demande de mise en place d'une formation à la gestion dans une grande entreprise industrielle, ČKD (Českomoravská-Kolben-Daněk), qui fabriquait des tramways et qui était propriétaire de la célèbre marque d’automobiles de luxe, Tatra. Le but officieux de cette formation était de mettre en relation ČKD et Alsthom pour amorcer des discussions en vue de la participation d’Alsthom dans ČKD, voire de son rachat par Alsthom. Ce rapprochement était facilité par la francophilie du PDG de ČKD, l'ingénieur Müller.
Malheureusement, ce projet a échoué du fait du manque d’intérêt qu'affichait à l'époque Alsthom pour les marchés d’Europe de l’Est. J’en ai été personnellement témoin autant que navré et c’est Siemens qui a finalement racheté ČKD en 2001.
J’ai donc rencontré Monsieur Müller en vain, mais j’en ai profité pour faire le point sur les possibilités de coopération en gestion avec les responsables scientifiques et culturels de l’Ambassade de France à Prague, installés à l’Institut Français de Prague qui est situé dans la charmante rue Štěpánská, en plein centre-ville de Prague. Je ne savais pas encore qu’allait s’installer dans la même rue et presque en face de l’Institut Français de Prague, l’Institut Franco-Tchécoslovaque de Gestion, avant qu’il ne devienne, lors de la séparation de la Tchéquie et de la Slovaquie le 31 décembre 1992, l’Institut Franco-Tchèque de Gestion.
Le conseiller scientifique de l’Ambassade, un jeune et sympathique ingénieur, Jean-Yves de Longueau, m’a demandé de rencontrer une enseignante débutante qui avait obtenu une bourse pour aller passer un semestre en France dans une université ou dans une école de gestion.
C’est ainsi que je me suis retrouvé face à Hana Machková, une jeune femme, typiquement tchèque à mes yeux, qui m’a expliqué qu’elle voulait perfectionner son français et ses connaissances de gestion dans une grande école de commerce française, comme HEC.
Voyant Prague, comprenant sa volonté d’apprendre, je ne l’ai pas vu errer dans les RER de la banlieue parisienne, ni se noyer dans l’anonymat d’une grande école parisienne, ni peiner à rencontrer des enseignants pris par mille tâches, qui ne faisaient que passer.
Sans imaginer que j’en deviendrai le directeur un peu plus d’une année plus tard, je lui ai recommandé d’aller plutôt vers l'IECS à Strasbourg, une ville où elle serait nettement moins perdue que dans la nébuleuse parisienne, qui en outre était la ville française la plus proche de Prague et qui y ressemblait le plus. J’ai ajouté que l’IECS, à l’époque la plus ouverte à l’étranger des écoles de commerce françaises, lui permettrait d’échanger avec des étudiants de tous pays et des enseignants plus disponibles et abordables. De plus, l'IECS était intégrée dans l’Université de Strasbourg III. Elle, qui avait effectué ses études dans une excellente université, VŠE (Vysoká škola ekonomická v Praze), à mi-chemin entre une école de commerce et une université, comme l’était l’IECS, n’y serait pas (trop) dépaysée.
Hana Machková a suivi mon conseil et je crois qu’elle n’a été ni trop déçue ni trop dépaysée par Strasbourg et l’IECS, où elle a passé un semestre.
Elle était revenue depuis quelques mois à Prague alors que j’en reprenais le chemin, au printemps 1990. Entretemps, la révolution de velours s’était déroulée fin novembre 1989 et lorsque j'ai retrouvé cette ville magnifique, je n'en ai pas cru mes yeux tant on me l'avait changé. Non seulement le pont Charles n’avait plus cet air romantique désespéré qu’il avait pris sous le régime communiste, mais la ville perdait rapidement son côté grisâtre pour se parer de toutes sortes de couleurs, malheureusement en grande partie publicitaires.
Mon retour était fondé sur un projet que j’avais peaufiné avec la FNEGE consistant à créer un Institut Français Tchécoslovaque de Gestion. Ce projet a rencontré les plans de la francophile Hana Machková, qui aspirait également à prendre des responsabilités en cette période de bouleversements.
À SUIVRE