QUI VEUT TUER LE BÉBÉ IFTG?
J’ai écrit, en conclusion de mon dernier billet sur le sujet, que notre premier obstacle pour faire naitre le bébé IFTG, fut l’Ambassade de France.
En effet, naïf est celui qui croit que le plus difficile, dans la réalisation d’un projet, est d’avoir une bonne idée. Il va rapidement découvrir que sa « bonne idée » n’est pas la bienvenue, tout simplement parce qu’elle dérange les plans de ceux qui n’ont pas été associés à la création du projet.
Car tout projet, selon la profonde pensée de Joseph Schumpeter, s'inscrit dans un processus de "destruction créatrice" qui consiste à remplacer une action et une structure par une autre, plus efficace, mieux adaptée à une nouvelle situation. Le jeu, pour faire avancer le projet, consiste alors à engranger progressivement des alliés qui neutralisent les ennemis.
Dans une période de changement profond des rapports entre la Tchécoslovaquie et la France en 1990, notre projet se proposait d'offrir une formation française à la gestion aux cadres tchécoslovaques, dans le cadre de l'économie de marché. Au début du moins, il était nécessaire de prendre en charge les coûts de la formation par la partie française car les étudiants et les entreprises n’avaient pas les moyens de les payer.
Cependant, tout crédit affecté à l'IFTG avait un impact négatif sur les autres projets de l'Ambassade de France à Prague, qui n'en manquait évidemment pas dans cette période de changement. Il fallait donc s'imposer, à Paris et à Prague, face à d’autres acteurs et au début, nous manquions d’alliés.
À Paris, la FNEGE avait des relations profondes et suivies avec le Ministère des Affaires Étrangères (MAE), qui auraient dû lui assurer une subvention régulière pour le programme de formation de l’IFTG. Mais le MAE était à cette époque concurrencé par la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD), créée et dirigée par Jacques Attali et qui détenait le leadership sur l’attribution des crédits aux Pays de l’Est.
Notre programme était-il prioritaire pour le MAE ? Officiellement oui, mais officieusement nous étions concurrencé par le Parti Socialiste qui avait besoin de fonds. Une future Ministre et un futur dirigeant du CNPF, que je ne nommerai pas, dirigeaient une filiale du PS chargée d’aider les hauts fonctionnaires des Pays de l’Est à faire évoluer leurs pratiques en y intégrant une logique libérale. Le problème pour nous était qu’ils voulaient en tirer de gros bénéfices pour le Parti Socialiste (PS) sous forme de nombreux séminaires surfacturés et ils cherchaient pour se faire à accaparer les fonds disponibles pour la coopération avec les pays de l’Est.
Cette situation provoqua des échanges violents au MAE entre les deux dirigeants du PS d’une part, la FNEGE et moi-même d’autre part, lors d’une réunion au MAE ; eux nous reprochaient d’organiser un programme inadapté et nous, nous les accusions de corruption. Comme ils étaient très influents, ils obtinrent que soit effectué un audit à charge contre le programme IFTG, qui conduisit, afin de le couler, à le rattacher à l’IAE de Toulouse, qui en ignorait tout.
Pendant ce temps, Hana Machková gérait avec la plus grande habileté la crise de l’IFTG à Prague. Elle devint très proche des diplomates en poste, partageant leurs préoccupations et ne prenant officiellement pas partie dans le conflit qui opposait la FNEGE et moi-même avec les fonctionnaires proches du PS au MAE. Elle laissa passer l’orage, se jouant de tous les acteurs.
Finalement, son habileté jointe à sa détermination et à la nôtre eurent raison des magouilles politico-financières qui environnaient à l’époque les opérations du MAE dans les pays de l’Est. L’IFTG reçut des fonds suffisants pour financer les déplacements et les cours des professeurs français ; sa gestion fut clairement confiée à la FNEGE et son diplôme délivré en coopération avec l’IAE de Nice puis avec l’IAE de Lyon.
Quelques années plus tard, les fonds versés par le MAE se mirent à diminuer mais l’IFTG avait appris à s’adapter et rien ne vint ternir son succès qui fut rapidement reconnu. Hana Machkovà reçut la médaille du Mérite puis la Légion d’Honneur. Elle devint certainement l’une des Tchèques les plus connues et les plus respectées à l’Ambassade de France.
Mieux encore, l’équipe du petit l’IFTG se révéla si efficace et si unie qu’elle se hissa, presque tout entière, à la tête de l’université qui l’hébergeait, Vysoká škola ekonomická v Praze, (VŠE) qui était presque mille fois plus grande, en termes d’effectifs étudiants, que l’IFTG. Hana Machkovà devint Recteur de VŠE, fut réélue et est actuellement encore Vice-Recteur chargé des échanges internationaux.
Ce succès d’Hana Machkovà est le symbole mérité de celui de l’IFTG qu’elle a totalement incarné, un IFTG qui est aujourd’hui reconnu par le MAE comme étant la plus grande réussite des programmes de formation qu’il a soutenu en Europe de l’Est…
À SUIVRE
APRÉS LES EXCÈS DE POUVOIR DE LOUIS XIV
L’expansionnisme de Louis XIV en Europe et son corollaire, les exactions commises par ses troupes, suscitèrent la formation de la Ligue d’Augsbourg (1688).
Pour faire face aux troupes alliées, le roi de France demanda un effort énorme à sa population. Une armée de quatre-cent cinquante mille hommes fut rassemblée, la plus grande jamais réunie en Europe depuis l’Empire Romain. Sous la direction de Louvois et de Le Tellier, les dépenses militaires atteignirent un niveau insensé puisqu’elles mobilisèrent les deux tiers des dépenses de l’État.
Les troupes royales durent se battre sur plusieurs fronts, en Flandre, en Savoie et en Catalogne. La guerre dura neuf années, de septembre 1688 à septembre 1697, réduisant dix pour cent de la population française à la mendicité, selon les estimations du Maréchal Vauban.
Louis XIV finit par considérer que le temps était venu de négocier la paix, paix qui fut signée à Ryswick (1697) et qui aboutit à un match nul : les troupes françaises évacuèrent la Lorraine et les Pays-Bas espagnols, mais gardèrent Strasbourg et la Basse Alsace ainsi que Sarrelouis et la partie occidentale de l’île de Saint-Domingue.
Un roi modéré aurait pu considérer qu’il avait fait assez de guerres pour se refuser à en provoquer une de plus. Mais Louis XIV, pour éviter qu’un Habsbourg ne s’installe sur le trône d’Espagne, choisit la guerre, quatre années seulement après la fin de la précédente. Il provoqua donc la Guerre de Succession d’Espagne qui dura 13 années, entre 1701 et 1714.
Ses troupes durent faire face à une guerre qui rassemblait contre elles les troupes de l’Angleterre, des Pays-Bas, de la Prusse, de l’Autriche, du Piémont et du Portugal. On se doute que, malgré les efforts inouïs qu’il exigea de ses troupes et de sa population, la guerre finit par tourner au désavantage d’une France épuisée.
Malgré tout, le Traité de Rastatt (1714) permit à Philippe V de conserver le trône d’Espagne. Il ne restait plus à Louis XIV qu’à mourir un an plus tard, ayant passé sa vie à épuiser son peuple de guerres et d’impôts, à ravager l’Europe, utilisant toutes les ressources du pouvoir royal excessif dont il disposait.
Peut-on écrire que Louis XIV fut un grand roi ? Je ne le crois pas car il fit payer à ses contemporains le prix de sa volonté, sinon de ses caprices, par d’immenses pertes humaines, par d'innombrables destructions et par des impôts considérables.
S’il reste Versailles, il me paraît incontestable qu’il a dressé le bûcher sur lequel la monarchie française se consumera soixante-quatorze ans après sa mort. Car il laissait un régime affaibli face à un pays rétif, chacun, que ce soit le roi, son administration, son armée et le peuple ne pouvant que chercher à retrouver des forces.
Du fait des dépenses inconsidérées de Louis XIV, la Régence se trouva dans une situation financière catastrophique, qui la poussa à expérimenter le système de Law, lequel système s’effondra rapidement tout en suscitant une sorte de boom économique. Puis Louis XV commença par gouverner avec le cardinal de Fleury qui parvint à stabiliser la monnaie et à équilibrer le budget du royaume. Mais ce budget était structurellement instable, déséquilibré par les guerres du XVIIIe siècle, tandis que le pouvoir n’était plus assez fort pour s’emparer des revenus de ses sujets afin de combler le déficit du budget de l’État.
Ainsi, lorsque le contrôleur des finances, Machault d'Arnouville, créa un impôt prélevant un vingtième des revenus, taxant aussi bien les privilégiés que les roturiers, la nouvelle taxe fut accueillie avec hostilité par le clergé et le Parlement et le « vingtième » finit par se fondre dans une augmentation de la taille, qui ne touchait que les agriculteurs.
À la suite de cette tentative de réforme, le Parlement de Paris, s’érigeant en « défenseur naturel des lois fondamentales du royaume » contre l'arbitraire de la monarchie, crût devoir adresser des remontrances au roi.
À SUIVRE
MANAGER AUTREMENT?
Les entreprises perçoivent ce mal-être actuel relativement à la vie professionnelle.
Elles réagissent souvent, selon des réflexes pavloviens inhérents à leurs objectifs de profit, par une augmentation de salaire quand elles ne proposent pas une approche « bienveillante » du travail, bourré de bonnes intentions et d’inclusion tous azimuts, ou font même, dans le pire des cas, appel aux techniques suspectes du management collaboratif.
Car, là où cherche à s’élaborer une nouvelle gouvernance pour les entreprises, se pensent et s’expérimentent de nouvelles manières de gouverner, qui consistent à entretenir le sentiment de liberté individuelle des employés tout en offrant un meilleur contrôle aux dirigeants sur l’activité de ces mêmes employés.
Dans ces entreprises adeptes de cette nouvelle gouvernance, on se réfère à un management participatif, selon lequel on incite les collaborateurs à s’exprimer en réunion, à présenter des critiques pour améliorer l’outil de production en laissant une large place à l’initiative personnelle, tout en veillant à ce que tout ce bouillonnement aille dans le sens attendu.
L’ambiguïté de ce système provient de ce que tout y est autorisé, sauf l’inattendu.
En effet, tout est mis en place dans le système de discussion et de décision qui accompagne ce management participatif pour que les choix « librement exprimés et débattus » aillent dans le sens des vœux de la direction, sans que jamais l’intention d’orienter les choix ne soit avouée.
A la limite, en désorientant les employés par des propositions contradictoires telles que « le conflit, c’est la paix », « le contrôle, c’est la confiance », « obéir, c’est désobéir », en invitant les salariés à travailler sur eux pour gagner en transparence, en exigeant parfois leur autocritique, en invitant les managers à éduquer les membres de leurs équipes « à vivre comme dans un camp de nudistes » afin qu’ils réussissent mieux au sein de l’entreprise, on cherche à obtenir l’acculturation de l’individu aux « valeurs »* de son entreprise.
Dans ce système de management, on vise à ce que l’alignement des croyances de l’employé sur celles de son organisation s’opère à force de communications internes, de stages de développement personnel et de longues séances d’explication en réunion, au cours desquelles le manager, s'appuyant sur les autres employés, prend le temps de lever une à une toutes les objections de l’employé récalcitrant.
Dans ce type de management, il faut convenir que l’être humain à la recherche du sens de son activité se retrouve au centre des attentions. Mais c’est malgré lui, car lorsque ce que l’entreprise demande pose un problème moral à l’employé, la réponse de l’entreprise ne consiste pas à reconnaitre cette difficulté mais à la contourner en offrant à l’employé les services d’un coach qui saura lui faire comprendre que sa souffrance provient de croyances « limitantes » héritées d’un ancien code moral, avant de lui proposer de l’aider à se défaire de ses anciens principes pour libérer son potentiel et retrouver l’harmonie avec son environnement de travail.
Dans une telle entreprise l’employé est supposé n’avoir plus de questions existentielles à se poser, à condition qu’il accepte de remettre entre ses mains l’entièreté de sa vie.
Cet effort pour convaincre (ou contraindre) l’employé à adhérer pleinement aux « valeurs » de l’entreprise est souvent lié à l’affichage d’une « mission » que l’entreprise s’est donnée. Elle prétend alors assumer une fonction messianique, s’imaginant investie de la responsabilité de sauver le monde par l’emploi, la croissance et la technologie, tout en restant officiellement dans le cadre de l’économie de marché, comme Google par exemple.
Logiquement, de telles entreprises s’efforcent de communiquer à leurs membres la foi des missionnaires, comme le font les sectes, sélectionnant l’employé non plus sur des critères professionnels mais sur le degré d’adhésion au système de croyance de l’entreprise.
Naturellement, ces tentatives sont vues comme des leurres par celui qui ne voit pas matière à un quelconque absolu dans l’activité économique et sociale. Ce dernier perçoit qu’il s’agit d’un management fondé sur la manipulation qui se situe aux antipodes de la recherche de la vérité dans sa vie professionnelle. Il s’ensuit une remise en cause de l’autorité d’un management qui déborde de ses fonctions de mobilisation du personnel, alors qu’il ne s’agit que d’animer et de gérer une organisation qui recherche tout bonnement à dégager un profit au travers de son activité sur le marché.
Finalement, le voilà détaché du rêve de l’entreprise démiurge pour se demander, retour aux prémices de notre réflexion, comment faire en sorte que sa vie professionnelle ait un sens…
* Je pose que, contrairement à la personne, dirigeant ou employé, qui se réfère à des valeurs héritées de son expérience, de son éducation et de sa culture, l'entreprise ne peut pas avoir d'autres "valeurs" que celle du profit, sous peine d'être condamnée à disparaitre à terme plus ou moins rapproché (cf. L'Impossible éthique des entreprises, Boyer A. (Ed) 2002 et Toxic management, Thibault Brière, 2021)
LE SENS DE LA VIE PROFESSIONNELLE
Je me souviens, mon père avait onze ou douze employés. La plupart d'entre eux le sont restés durant toute leur vie professionnelle. Cette époque est révolue.
Autrefois, il était suspect de changer sans cesse d’employeur, aujourd’hui, c’est l’inverse, rester dans la même entreprise toute sa vie est souvent inquiétant, dans la mesure où il révèlerait un manque d’ambition prohibitif.
Aujourd’hui, dans les rapports entre employés et employeurs, nous en sommes à la quête de sens. Lorsqu’un travail n’a plus de sens pour l’employé, soit parce qu’il estime n’être pas assez payé ou pas assez considéré, soit parce qu’il juge ses capacités sous-utilisées, il lui faut changer d’employeur. S’il ne le fait pas, c’est qu’il n’est ni courageux ni dynamique et il doit en assumer les conséquences, une vie professionnelle médiocre, et, comme le travail a tendance à prendre une importance considérable dans la vie actuelle, une vie ratée tout court.
Les névroses, la déprime guettent alors l’employé résigné à subir un travail qui ne lui correspond pas. Face à cette menace sur leur raison même de vivre, certains n’hésitent pas à changer radicalement de profession, donc de vie.
C’est ainsi que l’on voit assez souvent des cas comme celui d’Anaïs que j’ai rencontrée, cadre dans une banque, qui estimait elle-même avoir un travail interessant, bien payé, impliquant de nombreux voyages, mais qui se demandait quel sens cela avait vraiment. Aussi, lorsque son père se retrouva licencié de son entreprise et déprimé de ce fait, ils imaginèrent tous les deux, fille et père, une réponse commune au manque de sens du travail de la fille et à la perte d’emploi du père : ils ouvrirent une boulangerie qui fut un succès. Maintenant Anaïs sait pourquoi elle travaille, ses décisions ont un effet direct sur ses clients, sur son activité et sur ses revenus, mais elle omet de dire qu'elle travaille plus qu'à la banque, qu'elle a désormais de lourdes responsabilités et qu’elle ne sait pas ce qu’il adviendra lorsque son père s’arrêtera de travailler à ses côtés
Bien entendu, rien n’est réglé à long terme lorsque l’on trouve un travail qui a du sens. Il faudra que ce sens se maintienne tout au long de sa vie professionnelle et l’on ne saura jamais si l’on avait eu raison ou non de changer, car comme le dit si bien Sophocle, « ne proclamons heureux nul homme avant sa mort ».
Il reste que la question du « sens du travail » hante désormais l’esprit de nombre de personnes sommées de travailler tout en cherchant à optimiser le sens global de leur vie au travers de leur activité professionnelle accouplée à leur vie personnelle. Autrefois oui, mais aujourd'hui la société telle qu’elle fonctionne n’autorise personne à les contraindre à rester là où ils se trouvent, face à des choix tellement divers et finalement cornéliens.
Récemment, l’irruption du Covid a brutalement modifié les conditions de travail avec l’injonction de rester chez soi et de ne rencontrer personne à l'extérieur de chez soi. Après une période de sidération est venue celle de l’adaptation à la vie à la maison, avec la famille, la télé et Internet. En se rétrécissant, l’espace de vie a changé le sens de ce qui était auparavant perçu comme une situation normale. Pourquoi prendre le métro tous les matins ? Pourquoi faire une heure de route deux fois par jour ? Pourquoi aller au bureau ? Pourquoi chercher à habiter prés de son travail ? Le choc du retour au statu quo ante est apparu vide de sens. Pourquoi ne pas travailler à distance en restant chez soi ? Pourquoi ne pas quitter les grandes métropoles pour aller vivre à l’air pur ? Pourquoi ne pas changer de travail et, finalement, pourquoi travailler ? Le temps, dont les actifs ont soudain disposé pour réfléchir au sens de leurs activités lors de l’épisode du Covid, a remis en question leurs engagements antérieurs.
Dans le même mouvement, le rapport au travail a changé du fait de l’irruption du numérique : l’écran se substitue désormais aux relations personnelles, ce qui déshumanise la vie professionnelle et entraine plus de difficulté à se concentrer.
Ce changement s’accomplit alors que l’impératif d’agilité professionnelle éloigne l’entreprise de l’employé qui ressent pourtant le besoin de se sentir reconnu dans la durée. Au fond, rien n’a changé (tout ne change pas tout le temps) depuis que Simone Weil observait qu’il faudrait « non seulement que l’homme sache ce qu’il fait, mais si possible qu’il en perçoive l’usage, qu’il perçoive la nature modifiée par lui. Que pour chacun, son propre travail soit un objet de contemplation».
Or la contemplation du résultat de son travail sur un tableau Excel fait rarement rêver…
À SUIVRE
LA TROISIÈME NEIGE
LA TROISIÈME NEIGE
Après Les Douze d'Alexandre Blok et Le pays des Canailles de Sergueï Aleksandrovitch Essenine contemporains de la Révolution russe de 1917, voici La Troisième Neige d'Evgueni Evtouchenko qui annonce le changement après la mort de Staline
Le texte entier porte un regard, celui d'un "nous" indéterminé, autour d'une attente de la "neige", la vraie, la pure, qui ne fond pas. Les hommes de la ville, inquiets, attendent la neige qui tombera par trois fois avant d'arriver enfin, "pure, immense, toute de simplicité, épaisse avec assurance, poudreuse avec timidité". La troisième neige, les hommes ne l'attendaient pas, mais elle est pourtant là au moment même où ils désespéraient de la voir tomber:
"pas encore de neige!
il est temps,
grand temps qu'elle vienne"
Or la neige tomba,
tomba le soir venu
(...)
Elle se répandait fragile
et pas très sûre d'elle-même
(...)
Cette première neige n'était que
l'annonce d'une autre couche de neige
Elle vint ?
Elle se rua.
Ses bourrasques nous aveuglaient,
ses hurlements n'arrêtaient pas.
(...)
Mais cette deuxième neige ne sut
résister aux pas des hommes.
(...)
Un beau matin,
mal réveillés,
Le seuil de la
porte franchi,
sans savoir
qu'elle était
tombée,
nous avons foulé son tapis.
Elle reposait,
pure, immense,
toute de
simplicité,
épaisse avec assurance,
poudreuse avec timidité
(...)
C'était elle,
c'était la vraie neige.
Nous l'attendions.
Elle était là*
Evgueni Evtouchenko est né en 1933 près d'Irkoutsk, en Sibérie Orientale, et mort à Tulsa, en Oklahoma, en 2017. Il a écrit La Troisième Neige à 20 ans. L'attente de cette troisième neige, qui finit par advenir, exprime l'espoir de changement qui habite les Soviétiques, une fois Staline mort. Le succès de ce poème est sans doute plus politique que poétique, encore que la métonymie et l'ellipse rendent bien la tension dramatique de l'attente.
L'hermétisme du poème permet en outre plusieurs lectures. Le "nous" n'est pas désigné, il montre que le poète est attiré par l'âme inquiète, contradictoire voire superficielle, impatiente, avide de changement des hommes. Ce "nous" désigne aussi le peuple soviétique qui vient à peine de sortir de vingt années de souffrances terribles et dont l'auteur crie la soif de changement, qui est soif de pureté et de vérité.
Aussi, des dizaines de milliers de jeunes venaient écouter Evgueni Evtouchenko, qui devint ainsi la voix de sa génération, car l'on a vu et l'on voit toujours dans Evtouchenko le premier poète qui a eu le courage de parler, après vingt années de mensonge et de flagornerie.
* Adaptation française de P. Chaulot, Julliard, 1963.
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