DEUX CONFLITS ET UNE ASCENSION
Diriger, c'est faire face aux conflits, petits et grands. L'IECS en a connu deux mémorables pendant les quatre années de ma direction (1991-1994), du moins selon mon souvenir.
Le premier de ces conflits est lié à la nomination de Kostas Nanoupolos en tant que directeur adjoint de l'IECS. On se souvient peut-être que ce dernier n’était pas en odeur de sainteté auprès de Henri Lachmann, le Président de la Fondation IECS, qui m’avait demandé de l’écarter, sinon de le licencier.
Mais de mon côté, je n’ai jamais aimé obéir aveuglément aux ordres et surtout, Kostas et moi, nous nous sommes compris tout de suite. Kostas connaissait parfaitement le milieu universitaire et le milieu strasbourgeois. Il avait une vision stratégique claire et à longue portée, deux qualités rarissimes. Il l’a montré lorsque je l’ai chargé d’organiser le déplacement futur de l’IECS au 61 avenue de la Forêt Noire où il se trouve actuellement, tenant la dragée haute à nos partenaires pour obtenir le meilleur emplacement pour l’école.
Je l’ai rapidement nommé directeur adjoint, ce qui a déplu à Henri Lachmann et aux personnels de l’IECS qui lui étaient inféodés et qui ont vu dans cette décision une possibilité de m’affaiblir.
À partir d’une question pédagogique quelconque, que j’ai oubliée aujourd’hui, ils ont réussi à déclencher une grève des étudiants dont la revendication assez curieuse était d’ordre administratif, et non pédagogique, dans la mesure où elle avait pour objectif d’obtenir la démission de Kostas Nanopoulos de sa fonction de directeur adjoint.
Naturellement, je n’ai jamais cédé, ni donné l’impression que je pouvais céder. On m’a promis mon propre départ, la disparition de l’IECS, que sais-je encore, mais j’ai refusé toute négociation et même tout dialogue, ce qui a abouti, au bout de quelques jours, à la fin de la grève par la vacuité de son objectif, clairement hors de portée.
Le deuxième conflit s’est réglé rapidement, mais il a été plus brutal dans ses conséquences. J’étais à Boston, Massachussetts (the snob state), pour signer un accord de double diplôme avec cette excellente université qu’est Boston College. J’étais tout fier de cet accord quand le Secrétaire Général de l’IECS a douché mon enthousiasme en m’informant par fax que la responsable de la promotion de l’école, dont j’ai opportunément oublié le nom, avait fait signer pendant mon déplacement une incroyable pétition.
Cette pétition protestait contre la politique de l’IECS en matière de recrutement et demandait ma démission. Notre responsable de la promotion de l’école (sic) l’avait diffusée auprès des professeurs des classes préparatoires dont nous attendions plutôt qu’ils nous soutiennent pour recruter les nouveaux étudiants qu’ils se révoltent contre notre organisation.
J’étais, on s’en doute, stupéfait que la responsable des relations extérieures de l’IECS organise une pétition contre sa propre école ! Cette audacieuse initiative s’expliquait par l’intention de cette dame de me remplacer dans ma fonction de directeur, forte de ses appuis dans le milieu politique et industriel strasbourgeois. C’était donc elle ou moi et ce fut elle qui perdit.
Dès que j’ai pu, j’ai regagné Strasbourg et j’ai organisé son licenciement le jour même de mon arrivée, acceptant, pour ne pas laisser les évènements s’envenimer, de ne pas invoquer l’argument de « faute lourde » alors qu’elle aurait pu difficilement en commettre une plus lourde, sinon me larder de coups de couteau !
Le plus drôle de l’affaire réside dans son attitude, lorsque je la revis quelques années plus tard : elle m’a remercié de lui avoir permis de trouver un travail plus intéressant à la Chambre de Commerce de Paris. Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes !
Ceci posé, je me trompe, un évènement encore plus drôle s'est déroulé, qui est directement lié à ce licenciement. Jugez-en, ce qui n’est pas facile compte tenu des limites que m’impose le récit ci-après.
J’ai dû embaucher dare-dare un remplaçant sur le poste de « responsable de la communication ». Le licenciement s’est passé en début d’été et compte tenu des délais, nous n’avons reçu qu’une seule candidature sérieuse. Nous avons donc dû la retenir malgré les avertissements, que je ne détaillerais pas, de Jean Cartelier qui était professeur à Amiens et que j’avais bien connu à Nice.
Nous avons recruté Pia Imbs, mais au bout d’une année, je l’ai laissé prendre un poste à la Faculté de Droit plutôt qu’à l’IECS, compte tenu des informations dont je disposais.
Pia Imbs s’est accrochée, elle a réussi à devenir Directeur de l’IAE de Strasbourg, le concurrent que l’IECS a ensuite absorbé et elle a poursuivi en s’appuyant sur le milieu politique jusqu’à être aujourd’hui Présidente de l’Eurométropole de Strasbourg, Maire de Holtzheim où ses parents étaient agriculteurs, et Vice-Présidente du Mouvement pour l’Alsace.
Il est certain que ce poste à l’IECS lui a permis de revenir en Alsace et je suis sûr qu’elle a beaucoup appris à l’école, elle qui a fait des débuts difficiles à Amiens. Jusqu’où montera-t-elle ? Je suis curieux, vraiment curieux, de le voir…
À SUIVRE
LA ROYAUTÉ DISPARAIT
Le 10 août 1792, le royaume de France, sa constitution et la légalité de son régime politique ont vécu. Comment un régime politique enraciné depuis un millénaire dans le pays a-t-il pu s’effondrer en trois années ?
Les causes des tensions politiques étaient connues depuis la fin du règne de Louis XIV. Elles tenaient avant tout au déséquilibre financier de l’État et son ambition à vouloir régenter toute la société, ce qui le poussait à introduire un système égalitaire dans une société de vieilles hiérarchies, selon une idéologie qui justifiait une Révolution dont le but était en profondeur conforme aux désirs du pouvoir royal.
Sans doute la faiblesse du roi Louis XVI a-t-elle été pour quelque chose dans les circonstances de la Révolution, mais il semble que la mécanique totalisante de l’État français l’y menait de toute manière.
Revenons au processus de la chute du Royaume: après l’émeute, le coup d’État.
L'assemblée qui ne comptait plus que 285 députés sur 750, les autres ayant fui l’insurrection et on les comprend, s’allie à la commune insurrectionnelle pour former un Conseil exécutif provisoire dominé par Danton.
Ce qui reste de l’assemblée législative prononce sa propre dissolution et son remplacement par une nouvelle assemblée constituante, la Convention. Le 11 août, les assemblées primaires sont convoquées pour élire cette constituante croupion.
Selon la constitution royale de 1791, ces assemblées primaires constituent la réunion des « citoyens actifs », formée des Français âgés de vingt-cinq ans au moins qui paient une contribution égale à trois journées de travail et qui n'étaient ni domestiques ni employés à gages. Ces derniers nommaient ensuite des électeurs, à raison d'un électeur pour cent citoyens actifs, qui nommaient à leur tour les députés. Le nombre de citoyens actifs s'élevait à quatre millions trois cent mille tandis que les citoyens passifs représentaient deux millions sept cent mille personnes. On ne pouvait donc pas qualifier les citoyens actifs de "riches" mais plutôt de classe moyenne. Les conjurés balaient tout cela. Le décret du 11 août 1792 supprime la distinction entre citoyens actifs et passifs.
Désormais, pour être électeur, il suffisait d’être français, âgé de vingt et un ans, de vivre de son revenu ou du produit de son travail et pour être éligible, outre les conditions précédentes, d’avoir vingt-cinq ans au moins. Il résulte de ce changement du corps électoral que le nombre d’électeurs était porté à sept millions.
Mais le nombre de votants ne dépassera pas sept cent mille ! C’est cette petite minorité qui élit la Convention, qui décapite le Roi, qui supprime la Royauté et qui institue la Terreur.
Mais, dès que la nouvelle de la sédition fut connue en province, des révoltes royalistes éclatèrent dans le Dauphiné, à Lyon, en Bretagne, en Mayenne et en Vendée. Rappelons-nous, tant l’histoire officielle inverse les rôles, que la royauté était le régime légal de la France et que les Conventionnels de l’automne 1792 n’étaient que des putschistes, qui, pour lutter contre cette résistance légaliste, décidèrent d’envoyer des commissaires dans tous les départements.
Puis, regardez comme les événements vont vite, le 17 août 1792, à la demande de la Commune insurrectionnelle, la minorité des 285 députés de l'Assemblée nationale législative inventa un tribunal criminel extraordinaire, composé de juges élus par les sections parisiennes, devant lequel devaient être traduits les « contre-révolutionnaires ».
La suite du calendrier des Conventionnels est extrêmement tendue :
Le 19 août, la garde nationale est purgée des opposants à la Commune.
Le 21 août a lieu la première exécution politique, avec Collenot d’Angremont, chef du bureau de l'Administration de la Garde Nationale, qui est guillotiné.
Le 26 août, les prêtres réfractaires sont condamnés à la déportation.
Le 29 août, la Commune insurrectionnelle impose le vote à haute voix et en public aux électeurs parisiens.
Le 30 août, la Commune inaugure les visites domiciliaires : elle arrête six cents « suspects ».
Du 2 au 5 septembre, le Conseil exécutif « laisse » se produire les massacres de plus de mille deux cents prisonniers, dont de nombreux prêtres réfractaires, dans l’abbaye de Saint-Germain.
À SUIVRE
CHEVAUCHER LE CYGNE NOIR
Popper ne s'est pas contenté de traiter de la falsification, relative à la vérification ou la non-vérification d'une affirmation, il a inscrit plus généralement sa démarche dans une approche sceptique des assertions humaines.
Pour ce faire, Popper a écrit un ouvrage qu'il a intitulé Misère de l'historicisme. L'argument central du livre est qu'il est impossible de prévoir les évènements historiques parce que cela impliquerait de prédire l'innovation technologique, ce qui lui semblait radicalement imprédictible. Pour ce faire, il en appelle à la "loi des espérances itérées" qui pose que si l'on s'attend à voir arriver un événement dans le futur, c'est que l'on s'attend d'ores et déjà à cet événement. Par exemple, l'homme préhistorique, capable de prédire l'invention de la roue, savait donc déjà à quoi elle ressemblait et savait en conséquence comment la construire : en somme, il était en chemin pour construire la roue.
En d'autres termes, si nous connaissons la découverte que nous allons faire dans l'avenir, nous l'avons déjà presque faite.
Donc, selon Popper, les vraies découvertes sont imprévisibles, et il ne nous reste plus, soit à nous y résigner (Mektoub, c'est le destin), soit à nous obstiner à mettre en lumière quelques structures du futur. Poincaré fait partie de ces obstinés.
Alors que, à son époque, on pouvait encore espérer expliquer tout l'univers comme l'on démonte une horloge, ce qui bien sûr permettrait de prévoir progressivement le futur, Poincaré doucha cet enthousiasme en introduisant le concept de non-linéarité, qui consiste à prendre en compte des effets mineurs entrainant des conséquences importantes.
Ce concept a ensuite été popularisé sous le nom de la Théorie du Chaos, qui prétend, avec un optimisme dangereux, résoudre les problèmes de la prévision à long terme.
Poincaré s'est contenté de montrer qu'à mesure où l'on se projette dans l'avenir, on a besoin d'un niveau de précision de plus en plus fort sur la dynamique du processus que l'on modélise, car le taux d'erreur augmente très rapidement avec le temps. Il l'a illustré par l'exemple du mouvement des planètes, mais je me contenterai ici de celui la modélisation du mouvement d'une boule de billard.
Lorsque le joueur percute une boule de billard, s'il peut évaluer la force de l'impact, la résistance de la matière sur laquelle roule la bille et les paramètres de la boule au repos comme sa masse, il est tout à fait possible de prévoir l'endroit de la table qu'elle va percuter. Après ce premier impact, le résultat du second impact contre la table est plus difficile à prévoir: il faut être plus connaisseur des conditions initiales et faire preuve de plus de précision dans le premier impact pour prévoir le troisième. Mais, pure théorie, supposons que la balle rebondisse huit fois contre la table après le premier impact: pour savoir où se produira le dixième impact, il faudra tenir compte d'informations telles que la poussée gravitationnelle sur la boule en mouvement exercée par une personne qui regarde le jeu à côté de la table. Et ainsi de suite. Pour prévoir où se produirait le cinquante-sixième impact, il faudrait intégrer toutes les particules élémentaires de l'univers dans nos hypothèses de calcul !
Cet exemple signifie que la moindre erreur dans nos hypothèses de calcul rend rapidement caducs nos résultats, dès le troisième ou quatrième impact. En d'autres termes, nous sommes sûr de nous tromper, pour peu que nous cherchions à faire des hypothèses sur un futur non immédiat.
Et ceci, notez-le, est une avancée pour la recherche du Cygne Noir, car nous savons désormais que ce type de prévision conduit immanquablement à l'erreur.
Si nous revenons aux Cygnes Blancs que nous avons observé dans le passé, nous savons donc que l'arrivée d'un Cygne Noir dans le futur est, non pas probable, mais certaine.
Il est par conséquent faux d'imaginer que le futur sera similaire au passé, puisque ce serait poser que le futur est prédictible. Par exemple, la différence fondamentale entre le passé et le futur se traduit par le fait certain de la connaissance de la date de notre naissance et de l'ignorance de la date de notre mort.
Finalement, dans la pratique, nous devons lutter contre notre cécité prévisionnelle qui nous pousse fatalement à voir le futur comme un prolongement déterministe de notre perception du passé plutôt que comme un processus où le hasard joue un rôle important, en respectant quelques principes simples :
- Tout d'abord, et tout le texte précédent l'affirme, Il est inutile et même nuisible d'essayer de prévoir l'advenu d'un Cygne Noir précis : c'est impossible.
- Ensuite, il faut rechercher les contingences positives et fuir les négatives; ce qui implique de ne pas se placer dans des situations où le moindre Cygne Noir peut vous détruire mais plutôt dans celles où un Cygne Noir peut vous aider et où vous n'avez pas un grand risque de perdre.
- Enfin, il faut saisir n'importe quelle opportunité, lorsqu'un Cygne Noir qui peut être positif se présente. Ce n'est pas un choix évident, car il existe une proportion importante de personnes qui regardent passer les trains de Cygnes Blancs, sans se rendre compte qu'un Cygne Noir vient de s'arrêter juste devant eux, qu'il est reparti, que c'est fini et qu'il ne repassera jamais plus. En d'autres termes, il faut appliquer le Pari de Pascal* en le généralisant à toutes les circonstances de la vie :
"Le juste est de ne point parier.
— Oui, mais il faut parier ; cela n'est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc ? Voyons. Puisqu'il faut choisir, voyons ce qui vous intéresse le moins. (...). Votre raison n'est pas plus blessée, en choisissant l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter."
(Blaise Pascal, Pensées, fragment 397, extrait)
FIN PROVISOIRE
ACCEPTER L'IMPRÉVISIBLE?
Accepter l'imprévisible? Comme il est plus difficile que l'on croit de faire des prévisions, il semble logique de faire appel à des experts.
Le problème avec les experts, c'est qu'ils ignorent l'étendue de leur ignorance et souvent ils la sous-estiment. Ils sont excellents pour prévoir les évènements routiniers, mais ce sont malheureusement les évènements extraordinaires qui nous intéressent.
C'est ainsi que Tetlock* a interrogé 300 experts qui ont fourni 27000 prévisions consistant à estimer les chances de réalisations d'évènements d'ordre politique, économique et militaires pour les cinq prochaines années. Il a observé que les experts se trompaient très souvent, plus encore que ce qu'il prévoyait. Il a donc cherché à comprendre pourquoi les experts ne se rendaient pas compte qu'ils étaient moins bien informés qu'ils ne le croyaient. Il les a interrogé sur l'origine des erreurs qu'ils avaient commises et, naturellement, ils se sont trouvés des excuses, puisque leur amour propre et leur réputation était en jeu.
Tetlock a répertorié les types d'excuses invoquées par les experts, révélant de la sorte les biais de leurs prévision:
- L'expert invoque la duplicité des acteurs : "L'URSS s'est effondrée sans que je ne puisse le prévoir, bien que je connaissais fort bien le système politique soviétique, mais ils nous ont caché l'extrême faiblesse de leur économie. Si je l'avais su, j’aurais prévu la chute du système. Mes compétences ne sont donc pas en jeu, Il m'a simplement manqué les bonnes données". Simple.
- L'expert invoque l’aberration : "L'évènement était absolument imprévisible et il échappe à ma spécialité. Comment voulez-vous que je prévois les attentats du 11 septembre 2011 à New-York? Impossible". Mais comme il s'agit d'un événement très improbable, je prévois tout de même qu'il ne se reproduira plus, puisqu'il s'est produit déjà une fois." Absurde.
- L'expert a "presque" eu raison : "Les communistes purs et durs ont failli renverser Gorbatchev. Cela s'est presque produit, car un rien l'a fait échouer, comme le courage d'Eltsine ou le manque de détermination des insurgés." Dans ce dernier cas, l'expert essaie de noyer le poisson pour éviter de reconnaitre que ses capacités de prévision étaient limitées.
Mais, chaque fois, les experts restent dans le cadre de leurs disciplines. Ils n'en remettent en cause ni les limites en se demandant s’il ne faudrait pas intégrer, peut-être, des données provenant d'autres disciplines, ni leur capacité à prévoir. Car, si ce n'est quelques petites erreurs, le modèle était correct pour eux ; sauf que dans l'environnement complexe actuel, il y a toujours quelque chose qui échappe à la prévision routinière. Je me demande d'ailleurs s’il n’y a jamais eu, dans l'histoire, un environnement non complexe...
Encore que le problème central des prévisions réside moins dans la tendance de l'homme à surestimer ses capacités de prévision qu'à la nature même des informations nécessaires à la prévision, qui montrent clairement que le Cygne Noir est structurellement imprévisible.
Le processus de la découverte scientifique est, par nature me semble t-il, imprévisible, alors que des armées de chercheurs sont sommées de "trouver" des découvertes dans des laboratoires de plus en plus nombreux, couteux et structurés. Mais le Cygne Noir ne se laisse pas attraper sans résistance, ce qui fait que les chercheurs se transforment souvent en Christophe Colomb, car ils trouvent souvent une nouvelle manière de penser ou de faire, alors qu'ils ne la cherchaient pas, pour se demander ensuite pourquoi il leur a fallu autant de temps pour arriver à quelque chose d'aussi évident.
Voici deux exemples qui l'illustrent. Le premier est célèbre:
Alexander Fleming était un chercheur brillant mais négligent qui avait la réputation d’oublier régulièrement ses boîtes à culture. Rentrant de vacances, il eut la surprise de découvrir dans l’une d’elles qu’une forme de moisissure avait empêché le développement des bactéries. Il isola l'extrait de moisissure et l'identifia comme appartenant à la famille du penicillium. Il venait de découvrir la pénicilline. Cette forme de découverte est fréquemment citée pour illustrer une forme de disponibilité intellectuelle qui permet de tirer de riches enseignements d’une trouvaille inopinée ou d’une erreur que l'on appelle "sérendipité"**.
Un autre exemple, vraiment spectaculaire, est celui de la découverte du fond cosmique de micro-ondes. Ce sont deux astronomes de Bell Labs qui ont entendu un bruit parasite alors qu'ils installaient une antenne parabolique. Convaincus que ce bruit venait de la parabole et qu'il provenait des fientes d'oiseaux, ils la nettoyèrent avec entrain sans parvenir à faire cesser ce bruit. Ensuite, on comprend qu'il leur fallut pas mal de temps pour passer des fientes d'oiseaux à l'explication qui fut finalement retenue, à savoir qu'ils avaient par hasard découvert la trace sonore de la naissance de l'univers, relançant la théorie du big-bang.
Ainsi, tandis que Ralph Alpher, à l'origine de la théorie du big-bang, cherchait en vain des preuves pour l'étayer, deux personnes à la recherche de fientes d'oiseaux trouvaient ces preuves, par le plus grand des hasards.
D'où une sixième règle : n'attendons aucun avenir qui soit programmé, ni par les experts, ni par les scientifiques, incapables les uns et les autres d'embrasser la complexité du futur derrière laquelle se cache les Cygnes Noirs.
* Tetlock Ph. E., Expert Political Judgment: How Good it is? How can we know, P.U.P, Princeton, NJ, 2005
**Le terme "sérendipité" est un emprunt de l’anglais serendipity, ou don de faire par hasard des découvertes fructueuses. Le terme anglais a été créé par Horace Walpole et tiré d’un conte oriental, Les Trois Princes de Serendip (1754), Serendip est une ancienne transcription anglaise de Sri Lanka, combinaison de sanscrit et de grec qui désigne une terre bénie des dieux où la fortune semble être offerte à chacun.
À SUIVRE
CROIRE SAVOIR PRÉVOIR
Si vous voulez rester maitre de vos décisions, exercez vos facultés de raisonnement, ce qui implique d'ignorer les médias pour apprendre sans œillères.
Sans œillères : il s'agit de ne pas se faire piéger par les prévisions dont on nous abreuve, car elles sont fausses la plupart du temps puisqu'elles sont impossibles à faire.
Cette impossibilité tient à la complexité croissante du monde, d'où de forts obstacles à la prévision identifiés par un certain nombre de penseurs comme Jacques Hadamard, Henri Poincaré, Friedrich Von Hayek ou Karl Popper. Lorsque nous nous obstinons à croire qu'il est facile de comprendre le passé (voir Le Problème de Diagoras), nous risquons d'en faire de même pour l'avenir, estimant que n'importe quel journaliste peut nous en fournir les clés.
Dès lors, nous perdons toute chance d'apercevoir un Cygne Noir.
Si vous êtes allé à Sydney, en Australie, vous avez certainement admiré son Opéra*. C'est un magnifique bâtiment, mais c'est aussi un monument dédié à l'arrogance de la prévision financière puisque sa construction, de 1958 à 1973, a couté 102 millions de dollars, et encore en faisant des économies sur le projet initial, au lieu des 7 millions prévus !
Nous nous trouvons face à ce type d'erreur catastrophique à peu prés chaque fois que l'on fait une prévision un peu longue ou un peu complexe, si bien que respecter ses prévisions est un exploit rarissime. Demandez leur avis sur ce sujet aux ingénieurs qui construisent l'EPR de Flamanville, dont le coût de construction a été multiplié par trois et les délais de mise en service par 3,5, à supposer, ce qui est logiquement plus que douteux, que les dernières prévisions soient correctes.
On a pu démontrer que nous avons presque toujours tendance à surestimer notre capacité à faire des prévisions. Alpert et Raiffa** ont ainsi découvert, et beaucoup d'expérimentateurs après eux, que les personnes à qui l'on demande de faire des prévisions sont excessivement confiantes dans leurs capacités à trouver le résultat exact.
Plus précisément, leurs travaux ont révélé qu'une personne appelée à fournir un intervalle de confiance de 50% à l'intérieur duquel elle estime qu'une certaine valeur est vraie, surestime le plus souvent sa capacité à prévoir. Albert et Raiffa ont en effet constaté qu’un pourcentage nettement plus faible d'intervalles, 33% au lieu de 50%, contenaient la vraie valeur, montrant par-là que les prévisionnistes avaient une confiance excessive dans la qualité de leurs estimations. Toutes les expérimentations qui ont suivies sont allées dans le même sens.
Comme l'humanité sous-estime la possibilité que l'avenir prenne un autre cours que celui qu'elle avait initialement envisagé, ce biais a un impact sur la vie des gens. Par exemple, tout le monde sait que 45 % des mariages conduisent à un divorce en France mais évidemment fort peu de couples envisagent une telle issue, surestimant leur capacité personnelle à y échapper, tant mieux d'un certain côté.
Dans ces conditions, comment faire confiance à l'expert qui prévoit l'évolution démographique du siècle à venir, le rendement de la Bourse les dix prochaines années, le déficit de l'assurance maladie en France dans dix ou vingt ans où la valeur du m2 à Paris dans cinq ans ?
Parce que c'est un expert ? En tout cas, pas en fonction de la quantité d'informations qu'il détient, car toute connaissance supplémentaire des détails d'une opération peut se révéler inutile et même nocive.
Inutile: un psychologue sur lequel nous reviendrons, Paul Slovic***, a demandé à des bookmakers de sélectionner les variables les plus utiles pour calculer les probabilités de victoire des chevaux, parmi quatre vingt huit variables qui avaient été utilisées dans d'anciennes courses de chevaux. Il communiqua ensuite les dix variables les plus utiles, selon eux, pour prévoir la victoire des chevaux et leur demanda de faire des prévisions pour les prochaines courses. Puis on communiqua aux bookmakers les dix variables suivantes, mais cela n'améliora pas la qualité de leurs prévisions. Il en advint de même lorsqu'on leur communiqua les suivantes. On constata finalement que plus on leur communiquait d'informations, moins elles étaient utiles.
Nocive: en revanche, plus on leur communiquait d'informations, plus le décalage augmentait entre la confiance que les bookmakers avaient dans les informations qu'ils utilisaient et leurs performances réelles. Or, l'accroissement de la confiance dans ses choix implique que l'on a moins tendance à changer d'avis lorsqu'une information inattendue nous parvient. En d'autres termes, plus on a confiance dans ses choix, plus on ne voit partout que des Cygnes Blancs.
Je peux donc vous proposer une cinquième règle : Les prévisions sont plus complexes que vous le croyez ; pour en faire, évitez donc d'accumuler les informations, prenez du recul et usez de vos capacités d'analyse. `
* Construit grâce, entre autres, aux 30 000 équations posées par un ingénieur d'origine corse, Joe Bertony.
** Alpert, M., & Raiffa, H. (1982). A progress report on the training of probability assessors. In D. Kahneman, P. Slavic, L A. Tversky (Eds.), Judgment under uncertainty: Heu- ristics and biases (pp. 294-305). Cambridge, England: Cambridge Univ. Press.
*** Paul Slovic, Baruch Fischoff and Sarah Lichtenstein, Behavioral Decision Theory, Annual Review of Psychology, 1977
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