CLAUSEWITZ, DE LA GUERRE
De la guerre, l'ouvrage inachevé de Karl von Clausewitz publié après sa mort en 1831, est l'un des plus grands textes de la philosophie de l'action humaine en situation de conflit.
L'ouvrage est né des échecs répétés des coalitions militaires contre les troupes françaises conduites par les généraux de la Révolution et essentiellement par Napoléon Bonaparte.
La Révolution française avait modifié la nature de la guerre qui devenait une affaire nationale où le peuple tout entier se jetait dans la balance, la guerre approchant alors de sa vraie nature. Les armées de la République française inauguraient une nouvelle stratégie, fondée sur la mobilisation totale des troupes, l'offensive et la concentration des forces au point décisif, autant de principes que Napoléon mania en virtuose brutal sur les champs de bataille européens.
Pour les états-majors européens, la tâche consistait à prendre la mesure de ces mutations et à réagir en conséquence. En Prusse, notamment, après la déroute qui avait été infligée à cette nation par Napoléon en 1806, l'ordre du jour était à la réforme du système militaire, à la refonte de la formation des officiers et à la révision des principes stratégiques.
Clausewitz était bien conscient qu'une doctrine positive de la guerre était impossible, car il fallait exiger d'un stratège à la fois qu'il suive les règles et qui ne les applique pas. Alors que les ouvrages stratégiques se présentaient comme des livres de recettes, Clausewitz s'y refusait absolument, car les règles changeaient en permanence, notamment en raison de l'invention de nouvelles armes, rendant une manœuvre, hier victorieuse, condamnée demain à l'échec.
Il fallait donc former le chef de guerre en lui montrant qu'une théorie de la guerre n'a pas à être appliquée. Elle doit exclusivement permettre de former le sujet, celui qui va agir sur le champ de bataille, en lui fournissant des catégories d'analyse pertinentes provenant de l'expérience historique, qu'il devra personnellement confronter à la pratique. C'est ainsi que la théorie perdra sa forme objective d'un savoir pour prendre le caractère subjectif d'un pouvoir.
Clausewitz présente ses apports fondamentaux à la théorie de la guerre sur deux sujets : la nature de la guerre et la relation entre la guerre et la politique.
Pour lui, il existe deux sortes de guerre, la guerre absolue et la guerre limitée. La guerre absolue correspond à la véritable nature de la guerre, un duel opposant des volontés antagonistes, chacune visant à l'anéantissement de l'autre, dans une logique d'escalade et d'inéluctable montée aux extrêmes.
Mais nombre de conflits restent limités, la mobilisation partielle suffisant parfois à conduire l’ennemi à la table de négociation ou des valses-hésitations diplomatiques aboutissant à des demi-mesures. Dans l’histoire, les guerres sont plus ou moins entravées dans leurs logiques absolutistes par différents facteurs, dont le principal est le facteur politique qui a permis à Clausewitz d’écrire que « la guerre était la continuation de la politique par d'autres moyens. »
Si la guerre prend naissance dans les rapports politiques entre les gouvernements et les peuples, on peut croire que, dès que la guerre commence, les rapports politiques cessent. C'est ce que Clausewitz conteste.
Il avance que la guerre ne suit jamais son propre but, mais exprime à sa manière des logiques politiques qui la dépassent. Cela ne signifie pas seulement que le pouvoir militaire demeure subordonné au pouvoir politique, mais que les institutions politiques, la structuration sociale d'une population et la nature de ses intérêts déterminent la forme des guerres et leur signification.
Si la politique engendre la guerre, elle peut aussi en limiter les effets lorsque les intérêts en jeu dans un conflit sont considérés comme politiquement mineurs.
À l'inverse, lorsque les motifs de la guerre sont très puissants au sens où ils touchent aux intérêts vitaux d’un peuple, la guerre tend vers la guerre absolue. Le but politique consiste à terrasser l'adversaire, ce qui coïncide avec un but militaire pur. Le but apparait guerrier, mais fondamentalement, c'est le but politique qui s'est radicalisé au point de viser à l'anéantissement de l'ennemi.
La guerre que conduit aujourd’hui Poutine en Ukraine visant à l’anéantissement des moyens militaires de l’Ukraine est fondée sur un objectif politique porté à l’incandescence. Il s’agit de montrer d’une part qu’un peuple slave qui se révolte contre la mère Russie est condamné à être châtié par cette dernière, jusqu’à sa disparition s’il le faut et d’autre part de montrer qu’il existe une frontière à l’Est au-delà de laquelle le ticket européen n’est plus valable. Dans ce conflit, du point de vue russe et sauf accident majeur imprévisible par nature, aucune négociation n’est possible tant que l’ennemi ukrainien n’aura pas été anéanti.
La guerre totale n’est donc que de la politique conduite à ses extrémités, mais la politique ne disparait jamais de la scène du conflit.
Ainsi, lorsque la politique semble s’effacer devant la guerre, cela signifie, non la disparition de la politique, mais que cette dernière vient d’atteindre son niveau d’intensité maximum.
L'IRRÉSISTIBLE MÉCANISME DE MODERNISATION AGRICOLE
La révolution agricole en cours depuis un siècle a radicalement modifié le marché agricole, en s'appuyant largement sur l'évolution scientifique et industrielle, modifiant en même temps la nature des produits agricoles, leur prix et les structures de production pour une population mondiale multipliée par cinq depuis le début du XXe siècle.
Au début du XXe siècle, après dix mille ans d'évolution et de différenciation, les agricultures du monde étaient très diversifiées. L'écart entre les agricultures manuelles et les agricultures à traction animale allait de 1 à 10 tonnes de céréales par agriculteur et par an. Cet écart a continué à se creuser au XXe siècle, car certaines agricultures ont été profondément transformées par une deuxième révolution agricole concomitante de la deuxième révolution industrielle, tandis que d'autres ne progressaient pas.
Ce développement agricole inégal s'est accompagné d'une énorme croissance de la production alimentaire mondiale, qui nourrit, bien ou mal, plus de huit milliards d'êtres humains en 2024, tout en induisant pauvreté et sous-alimentation chez de nombreux paysans.
Amorcée aux États-Unis dès le début du XXe siècle, une nouvelle révolution agricole s'est en effet généralisée au cours de la seconde moitié de ce siècle dans les pays industrialisés, où les secteurs agricoles étaient très majoritairement composés d'exploitations familiales.
Ce processus a été soutenu par des politiques agricoles massives, favorables à la modernisation de ces exploitations familiales.
Dans les pays développés, cette révolution agricole s'est déroulée par étapes, au fur et à mesure que l'industrie et la recherche en fournissaient les moyens mécaniques, chimiques et biologiques :
- tracteurs et machines de puissance, de capacité et de complexité croissantes, permettant de réduire la force de travail humaine et animale ;
- engrais minéraux pour les plantes et aliments concentrés pour les animaux, qui permirent d'augmenter leurs rendements ;
- produits de traitement phytosanitaires et zoo pharmaceutiques permettant de réduire les pertes ;
- variétés de plantes et races d'animaux sélectionnées, à haut rendement potentiel, adaptées à ces nouveaux moyens afin de les rentabiliser ;
- nouveaux moyens de transport, de conservation, de transformation et de distribution permettant aux exploitations des différentes régions de se spécialiser dans les productions les plus avantageuses pour elles.
Concernant la culture des céréales par exemple, la superficie maximale cultivable par un travailleur est passée d'une dizaine d'hectares dans les années 1940 à 200 hectares aujourd'hui. Dans le même temps, grâce aux semences sélectionnées, aux engrais minéraux et aux pesticides, les rendements ont pu augmenter de plus de 1 tonne par hectare à chaque décennie, atteignant actuellement 10 tonnes par hectare dans les régions les plus favorables. Ainsi, dans les exploitations les mieux situées et les mieux équipées des pays développés, la productivité du travail dépasse souvent 1000 tonnes de céréales par agriculteur et par an, et peut même parfois atteindre 2 000 tonnes.
Seule une minorité d'exploitations ont franchi toutes les étapes de ce développement, fortement promu par des politiques publiques cherchant en priorité à nourrir des populations croissantes. Dans les pays de l'Union européenne, la politique agricole commune a été protectionniste jusqu'en 1992 pour de nombreux produits comme les céréales, la poudre de lait, le beurre ou la viande bovine.
Les producteurs européens étaient protégés par des taxes à l’importation, ils bénéficiaient de prix rémunérateurs et stables. Cette politique de prix était accompagnée d'une politique de crédit avantageuse, d'une politique de recherche et de vulgarisation, mais aussi d'une politique de structure visant à favoriser la cessation d'activité des exploitations les moins productives et l'agrandissement des autres, tout en restant dans des structures de production familiales.
Il en était de même en Suisse et au Japon où les exploitants familiaux étaient protégés de la concurrence, ce qui a permis à ces pays peu dotés en terres cultivables, de maintenir leur niveau recherché d'auto-approvisionnement alimentaire.
À partir du milieu des années 1960, une variante de cette révolution en cours dans les pays développés, la révolution verte, s'est étendue à certains pays en développement. Là aussi, des politiques publiques très volontaristes ont favorisé la modernisation d'une partie des exploitations familiales.
À SUIVRE
UN PROJET JUGÉ CHIMÉRIQUE
Le projet chinois de création d'une formation à la gestion remonte à 1985 et nous l'avons réalisé en 1989. Dix ans plus tard, je reprenais mon projet d'origine avec la création d'une formation à la gestion en Indonésie après la Chine. Nous sommes dans le long terme.
J'avais vaguement prévu que le succès chinois entrainerait d'autres demandes et d'autres projets à réaliser. C'est ce qui s'était effectivement produit en Bulgarie, en Tchécoslovaquie, en Algérie, à Madagascar, au Maroc, mais aussi à l'IECS Strasbourg. Après toutes ces aventures universitaires, je voulais revenir à la source de mon projet une fois clos l'épisode strasbourgeois qui s'était révélé le plus lourd de tous.
N'était ce qu'un rêve, une chimère ? La chance, sur laquelle je compte parfois un peu trop, me favorisa de bout en bout de ce projet. Je m'en ouvris à mes vieux complices de la FNEGE, Jean-Claude Cuzzi, son Secrétaire Général et Joël Rateau, son Directeur du Développement. Tous deux se gaussèrent de mon projet qu'ils trouvèrent irréaliste : le marché était pris par les Australiens, les Singapouriens, les Américains. Ils rirent lorsque je précisais que ce serait une formation en français : mais, voyons personne ne parle le français en Indonésie, c'est l'anglais, l'anglais, l'anglais, même si quelques vieux parlaient encore hollandais, mais le français !
Ils rirent, mais je maintins mon projet dans sa conception d'origine, en déclarant que je ne le modifierais qu'une fois que j'aurais ausculté le terrain, que je ne connaissais pas du tout. Si j'obtenais une petite mission de 15 jours, trois semaines en Indonésie, invité par le Ministère des Affaires Étrangères (MAE) pour ne pas être marginalisé une fois sur place, je pourrais faire une proposition réaliste.
Ils riaient toujours, mais ils commençaient à voir émerger une demande vendable au MAE, une demande modeste. Ils n'y croyaient toujours pas, mais ils pourraient arguer auprès du MAE que je n'avais échoué jusque-là dans aucun de mes précédents projets et que l'on pouvait se risquer à me confier une petite étude de marché.
En outre, ils avaient une motivation secrète pour donner un coup de pouce à mon projet indonésien : l'un et l'autre avaient résidé plusieurs années en Indonésie, à la suite de quoi ils avaient gardé l'un et l'autre un attachement persistant pour ce pays
J'eu la preuve de cet attachement lorsque j'appris que la FNEGE avait obtenu du MAE la mission que je sollicitais, non pas pour moi mais pour deux personnes, Joël Rateau et moi-même. Puisque mon compagnon de voyage connaissait déjà l'Indonésie, je comptais donc sur lui pour éviter les principaux pièges de communication, mais j'appris sur place qu'il était fort difficile d'échanger avec les Indonésiens puisqu’ils s'efforçaient d'éviter toute communication!
Nous partîmes tous deux en mission en Indonésie du 17 au 30 septembre 1995, doté d'un programme qui avait été concocté par l'Ambassade de France en Indonésie, qui nous faisait visiter une bonne partie de Java, en nous rendant notamment à Yogyakarta, Bandung et Surabaya, mais qui, curieusement, ne nous permettait pas de rendre visite aux universités sises à Jakarta.
La logique sous-jacente à ce programme, qui m'avait immédiatement intrigué, apparut clairement dans le discours que fit l'Ambassadeur de France lorsqu'il nous reçut. L'Ambassadeur était alors Thierry de Beaucé, écrivain et diplomate, qui avait créé l'Agence pour l'Enseignement du Français à l'étranger durant le gouvernement Rocard. Après le départ de ce dernier, Il avait été nommé Ambassadeur de France en Indonésie par François Mitterrand dont il était proche et il l'était toujours alors que Jacques Chirac venait d'être élu Président de la République. Sa position était donc menacée au plan politique, mais me disait-on autour de l'Ambassade, elle l'était aussi au plan personnel, en raison d'une présence à Jakarta jugée insuffisante.
Quoi qu'il en soit, avec une nuance de mépris que je perçus nettement dans le ton de ses paroles, il m'indiqua les quatre principes cardinaux que je devrai suivre pour élaborer un projet de formation à la gestion en Indonésie, projet auquel il me fit comprendre sans ambages qu'il ne croyait pas un instant, considérant implicitement que nous étions venus faire quinze jours de tourisme aux frais de la République.
Le ton me déplu, ses allusions également, mais surtout je ne pouvais que rejeter ses quatre principes, puisqu'ils allaient directement à l'encontre de mon projet.
À SUIVRE
LES VALEURS CONTRE LA DEMOCRATIE
S’il y a une leçon à tirer de la Terreur, c’est que ce sont des politiciens qui se voulaient très vertueux qui ont commis les pires crimes politiques jamais accomplis en France.
Les successeurs de Robespierre, Hitler, Staline, Pol Pot étaient tous des hommes qui proclamaient vouloir le bien de leur peuple ; comme par hasard, ils font aussi partie de la liste des meurtriers les plus monstrueux que l’humanité ait jamais connu.
Car les politiciens de la Terreur ont renié les principes fondamentaux de la démocratie qui leur avait pourtant permis de recevoir délégation de leurs électeurs pour gouverner en leur nom.Dans une démocratie, on n’attend pas des dirigeants qu’ils aient une idée géniale pour sauver le pays mais qu’ils soient attentifs aux volontés exprimées par les différentes catégories de la population; qu’ils transmettent les informations nécessaires aux citoyens pour former leur jugement et non qu’ils les cachent sous couvert de « raison d’État »; qu’ils permettent aux médias de jouer un rôle d’intermédiaires entre eux et le public et non celui d’outil de propagande et qu’ils se soumettent aux verdicts des urnes au lieu de chercher à en travestir les résultats.
Si en France, on se permet tant d’entorses à la démocratie, c’est au nom de valeurs que l’on prétend infliger au peuple français, qui relèvent d’un magistère moral et non du pouvoir politique.
C’est en quoi « les valeurs républicaines », que la Terreur avait l’intention vertueuse d’imposerau peuple français comme une purge sanglante, différent de celles des démocraties pour lesquelles le pouvoir vient par définition du peuple et non de ses dirigeants et de leur soi-disant "valeurs": la République ou la démocratie, il faut choisir, voilà l’enseignement de la Terreur.
À la Terreur et à son retour de flamme que fut la Convention thermidorienne, succéda le Directoire dont les mœurs républicaines furent également pleines d’amers enseignements.
S’ils se faisaient des illusions sur leur popularité, les élections qui suivirent démontrèrent aux Jacobins qu’ils avaient eu au moins raison de craindre leur résultat. La composition des deux assemblées indiquait nettement que la volonté des électeurs était ignorée par les anciens conventionnels, alors que les nouveaux élus comptaient 120 royalistes pour seulement 45 républicains.
Malgré le décret des Deux Tiers et les pressions exercées par la Convention sur les électeurs, seulement 376 Conventionnels sur les 500 qu'imposait le décret furent réélus, ce qui obligea la Convention à désigner elle-même les 124 députés manquants.
Élu le 31 octobre 1795, le Directoire était composé de La Révellière-Lépeaux pour l'instruction et la religion, de Reubell pour la diplomatie, de Barras pour les affaires intérieures, de Carnot pour la guerre et de Le Tourneur, ce dernier jouant un rôle mineur dans le groupe. Ces cinq hommes qui composent le Directoire, trois avocats et deux soldats, méritent l’attention car ils fournissent un tableau fidèle du pouvoir issu de la Révolution.
Louis Marie de La Révellière-Lépeaux (1753-1824) est avocat à la veille de la Révolution, grand partisan de l’égalité. Il vote la mort du roi, s’oppose à Robespierre et à Danton et soutient la Gironde contre Marat. Proscrit, il revient à la Convention après la chute de Robespierre.
Quand la Révolution éclate, Jean-François Reubell (1747-1807) est également avocat. À la Constituante, il soutient les droits des hommes de couleur et se spécialise dans la dénonciation des tyrans, des privilèges du clergé et des juifs. Membre du Directoire, il se consacre à la diplomatie de la « Grande Nation ».
Paul François Jean Nicolas, vicomte de Barras (1755-1829), qui a laissé l’image d’un libertin et d’un corrompu, entre dans l’armée à seize ans dont il démissionne à la fin de la guerre d’Indépendance. Il est député à la Convention, où il siège à la Montagne et vote la mort de Louis XVI. Il met la « Terreur à l’ordre du jour » à Marseille et à Toulon, où il remarque Bonaparte. Au soir du 9 Thermidor, il commande l’action militaire qui permet la prise de l’Hôtel de Ville et la fin de Robespierre.
Il est supposé avoir des opinions de gauche, ce qu’il montre en s’opposant aux poursuites contre les conspirateurs babouvistes ainsi qu’à toute tentative de restauration royaliste, notamment lorsqu’il organise le coup d’État de Fructidor.
Lazare Carnot (1753-1823) est le fils d’un avocat qui devient militaire. Il est élu à la Législative et à la Convention où il siège à gauche. Il vote la mort de Louis XVI, mais se tient à l’écart des Jacobins. Membre du Directoire, il prend l’initiative des poursuites contre Babeuf et ses amis. Il se rapproche des royalistes, ce qui l’oblige à s’enfuir lors du coup d’État de Fructidor. Il continuera cependant sa carrière d’organisateur sous le Consulat et l’Empire. Ses fils et petits-fils seront également des hommes politiques et des scientifiques importants.
Le Tourneur ou Letourneur (1751-1817) est capitaine quand il est élu à la Législative. Réélu à la Convention, il vote la mort de Louis XVI, mais est hostile à Robespierre.
La composition politique du Directoire montre que le nouveau régime était dirigé par les mêmes hommes et confronté aux mêmes problèmes que la Convention thermidorienne. Il devait se garder à gauche des Jacobins et des Royalistes à sa droite.
À SUIVRE
JULES FERRY ET LA VOLONTÉ DE PUISSANCE
Jules Ferry en arrive alors à la question clé, qui justifie à ses yeux définitivement l'expansion coloniale, la politique de puissance qui permettra à la France d'exercer une forte influence en Europe et dans le monde, une politique qui conduira inévitablement à la guerre avec les rivaux que l'on a suscités, comme le lui fait remarquer M. Paul de Cassagnac.
M. Jules Ferry. Voilà ce que j'ai à répondre à l'honorable M. Pelletan sur le second point qu'il a touché.
Il est ensuite arrivé à un troisième, plus délicat, plus grave, et sur lequel je vous demande la permission de m'expliquer en toute franchise. C'est le côté politique de la question.
[...]
Messieurs, dans l'Europe telle qu'elle est faite, dans cette concurrence de tant de rivaux que nous voyons grandir autour de nous, les uns par les perfectionnements militaires ou maritimes, les autres par le développement prodigieux d'une population incessamment croissante ; dans une Europe, ou plutôt dans un univers ainsi fait, la politique de recueillement ou d'abstention, c'est tout simplement le grand chemin de la décadence !
Les nations, au temps où nous sommes, ne sont grandes que par l'activité qu'elles développent ; ce n'est pas « par le rayonnement des institutions »... (Interruptions à gauche el à droite) qu'elles sont grandes, à l'heure qu'il est.
M. Paul de Cassagnac. Nous nous en souviendrons, c'est l'apologie de la guerre !
M. de Baudry d'Asson. Très bien ! la République, c'est la guerre. Nous ferons imprimer votre discours à nos frais et nous le répandrons dans toutes les communes de nos circonscriptions.
M. Jules Ferry. Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du monde, en se tenant à l'écart de toutes les combinaisons européennes, en regardant comme un piège, comme une aventure, toute expansion vers l'Afrique ou vers l'Orient, vivre de cette sorte, pour une grande nation, croyez-le bien, c'est abdiquer, et dans un temps plus court que vous ne pouvez le croire, c'est descendre du premier rang au troisième ou au quatrième. (Nouvelles interruptions sur les mêmes bancs. - Très bien ! très bien ! au centre.) Je ne puis pas, messieurs, et personne, j'imagine, ne peut envisager une pareille destinée pour notre pays.
Il faut que notre pays se mette en mesure de faire ce que font tous les autres, et, puisque la politique d'expansion coloniale est le mobile général qui emporte à l'heure qu'il est toutes les puissances européennes, il faut qu'il en prenne son parti, autrement il arrivera... oh ! pas à nous qui ne verrons pas ces choses, mais à nos fils et à nos petits-fils ! il arrivera ce qui est advenu à d'autres nations qui ont joué un très grand rôle il y a trois siècles, et qui se trouvent aujourd'hui, quelque puissantes, quelque grandes qu'elles aient été descendues au troisième ou au quatrième rang. (Interruptions.)
Aujourd'hui la question est très bien posée : le rejet des crédits qui vous sont soumis, c'est la politique d'abdication proclamée et décidée. (Non ! non !) Je sais bien que vous ne la voterez pas, cette politique, je sais très bien aussi que la France vous applaudira de ne pas l'avoir votée ; le corps électoral devant lequel vous allez rendre n'est pas plus que nous partisan de la politique de l'abdication ; allez bravement devant lui, dites-lui ce que vous avez fait, ne plaidez pas les circonstances atténuantes ! (Exclamations à droite et à l'extrême gauche. - Applaudissements à gauche et au centre.) ... dites que vous avez voulu une France grande en toutes choses...
Un membre. Pas par la conquête !
M. Jules Ferry. ... grande par les arts de la paix, comme par la politique coloniale, dites cela au corps électoral, et il vous comprendra.
M. Raoul Duval Le pays, vous l'avez conduit à la défaite et à la banqueroute.
M. Jules Ferry. Quant à moi, je comprends à merveille que les partis monarchiques s'indignent de voir la République française suivre une politique qui ne se renferme pas dans cet idéal de modestie, de réserve, et, si vous me permettez l'expression, de pot-au-feu... (Interruptions et rires à droite) que les représentants des monarchies déchues voudraient imposer à la France. (Applaudissements au centre.)
M. le baron Dufour. C'est un langage de maître d'hôtel que vous tenez là.
M. Paul de Cassagnac. Les électeurs préfèrent le pot-au-feu au pain que vous leur avez donné pendant le siège, sachez-le bien !
M. Jules Ferry. Je connais votre langage, j'ai lu vos journaux... Oh ! l'on ne se cache pas pour nous le dire, on ne nous le dissimule pas : les partisans des monarchies déchues estiment qu'une politique grande, ayant de la suite, qu'une politique capable de vastes desseins et de grandes pensées, est l'apanage de la monarchie, que le gouvernement démocratique, au contraire, est un gouvernement qui rabaisse toutes choses...
M. de Baudry d'Asson. C'est très vrai !
M. Jules Ferry. Eh bien, lorsque les républicains sont arrivés aux affaires, en 1879, lorsque le parti républicain a pris dans toute sa liberté le gouvernement et la responsabilité des affaires publiques, il a tenu à donner un démenti à cette lugubre prophétie, et il a montré, dans tout ce qu'il a entrepris...
M. de Saint-Martin. Le résultat en est beau !
M. Calla. Le déficit et la faillite !
M. Jules Ferry. ...aussi bien dans les travaux publics et dans la construction des écoles... (Applaudissements au centre et à gauche), que dans sa politique d'extension coloniale, qu'il avait le sentiment de la grandeur de la France. (Nouveaux applaudissements au centre et à gauche.)
Il a montré qu'il comprenait bien qu'on ne pouvait pas proposer à la France un idéal politique conforme à celui de nations comme la libre Belgique et comme la Suisse républicaine, qu'il faut autre chose à la France : qu'elle ne peut pas être seulement un pays libre, qu'elle doit aussi être un grand pays exerçant sur les destinées de l'Europe toute l'influence qui lui appartient, qu'elle doit répandre cette influence sur le monde, et porter partout où elle le peut sa langue, ses moeurs, son drapeau, ses armes, son génie. (Applaudissements au centre et à gauche.)
Quand vous direz cela au pays, messieurs, comme c'est l'ensemble de cette oeuvre, comme c'est la grandeur de cette conception qu'on attaque, comme c'est toujours le même procès qu'on instruit contre vous, aussi bien quand il s'agit d'écoles et de travaux publics que quand il s'agit de politique coloniale, quand vous direz à vos électeurs : « Voilà ce que nous avons voulu faire » soyez tranquilles, vos électeurs vous entendront, et le pays sera avec vous, car la France n'a jamais tenu rigueur à ceux qui ont voulu sa grandeur matérielle, morale et intellectuelle (Bravos prolongés à gauche et au centre. - Double salve d'applaudissements - L'orateur en retournant à son banc reçoit les félicitations de ses collègues.)
Aujourd'hui, la France en est toujours, avec ses moyens, à justifier la politique qu'elle conduit par des considérations stratégiques et économiques, mais elle n'a toujours pas abandonné l'idée qu'elle disposait d'un droit moral sur les anciennes colonies françaises, suscitant au pire l'ire des Africains et au mieux leur sourire. Que la Russie ou la Chine interviennent en Afrique apparait souvent en France comme un crime de lèse-majesté: mais enfin la France est une démocratie, le pays des droits de l'homme, aller frayer avec ces pays impurs est parfaitement illégitime...
Si les diplomates et les journalistes français connaissaient vraiment l'Afrique et un peu l'histoire, ils se tairaient.
LA POLITIQUE COLONIALE DE LA FRANCE
Il est peu probable que vous ayez déjà lu le compte-rendu de la séance parlementaire du 28 juillet 1885. Or, il le mérite, car il décrit avec un cynisme roboratif la politique coloniale française jusqu’à ces dernières années, qui ont été marquées par l’échec total de notre politique africaine.
Depuis le début des années 1880, la France cherche à coloniser de nouveaux territoires : la Tunisie, en 1881, l’Annam en 1883 et le Tonkin en 1885 deviennent des protectorats français. La séance parlementaire du 28 juillet 1885 est consacrée à la discussion d’un projet de crédits extraordinaires pour financer une expédition à Madagascar où la France tente d’imposer son protectorat, en concurrence avec les Anglais. Jules Ferry, ancien maire et député de Paris,joue à cette occasion un rôle majeur devant l’Assemblée Nationale, car il est le porte-parole de cette nouvelle politique de conquête coloniale défendue par la gauche moraliste de l’époque. Face à un adversaire tel que Georges Clemenceau, il défend dans le langage fleuri alors en usage, dans l’ordre les bienfaits économiques, humanitaires ensuite et stratégiques enfin, du colonialisme français qui sera effectivement appliqué par lui et ses successeurs. Il fait face à deux types d’opposition, l’une de principe à gauche qui invoque les grands principes de la République qui risquent d’être bafoués par le processus de colonisation et l’autre, plus timide à droite, qui trouve que la colonisation coûte trop cher. Vous pourrez ainsi constater que le débat est finalement moderne.
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M. Jules Ferry. Messieurs, je suis confus de faire un appel aussi prolongé à l'attention bienveillante de la Chambre, mais je ne crois pas remplir à cette tribune une tâche inutile. Elle est laborieuse pour moi comme pour vous, mais il y a, je crois, quelque intérêt à résumer et à condenser, sous forme d'arguments, les principes, les mobiles, les intérêts divers qui justifient la politique d'expansion coloniale, bien entendu, sage, modérée et ne perdant jamais de vue les grands intérêts continentaux qui sont les premiers intérêts de ce pays.
Je disais, pour appuyer cette proposition, à savoir qu'en fait, comme on le dit, la politique d'expansion coloniale est un système politique et économique, je disais qu'on pouvait rattacher ce système à trois ordres d'idées ; à des idées économiques, à des idées de civilisation de la plus haute portée et à des idées d'ordre politique et patriotique.
Sur le terrain économique, je me suis permis de placer devant vous, en les appuyant de quelques chiffres, les considérations qui justifient la politique d'expansion coloniale au point de vue de ce besoin de plus en plus impérieusement senti par les populations industrielles de l'Europe et particulièrement de notre riche et laborieux pays de France, le besoin de débouchés.
Est-ce que c'est quelque chose de chimérique ? est-ce que c'est une vue d'avenir, ou bien n'est-ce pas un besoin pressant, et on peut dire le cri de notre population industrielle ? Je ne fais que formuler d'une manière générale ce que chacun de vous, dans les différentes parties de la France, est en situation de constater.
Oui, ce qui manque à notre grande industrie, que les traités de 1860 ont irrévocablement dirigé dans la voie de l'exportation, ce qui lui manque de plus en plus ce sont les débouchés.
Pourquoi ? parce qu'à côté d'elle l'Allemagne se couvre de barrières, parce qu’au-delà de l'océan les États-Unis d'Amérique sont devenus protectionnistes et protectionnistes à outrance ; parce que non seulement ces grands marchés, je ne dis pas se ferment, mais se rétrécissent, deviennent de plus en plus difficiles à atteindre par nos produits industriels parce que ces grands États commencent à verser sur nos propres marchés des produits qu'on n'y voyait pas autrefois. Ce n'est pas une vérité seulement pour l'agriculture, qui a été si cruellement éprouvée et pour laquelle la concurrence n'est plus limitée à ce cercle des grands États européens pour lesquels avaient été édifiées les anciennes théories économiques ; aujourd'hui, vous ne l'ignorez pas, la concurrence, la loi de l'offre et de la demande, la liberté des échanges, l'influence des spéculations, tout cela rayonne dans un cercle qui s'étend jusqu'aux extrémités du monde. (Très bien ! très bien !)
C'est là une grande complication, une grande difficulté économique.
[...]
C'est là un problème extrêmement grave.
Il est si grave, messieurs, si palpitant, que les gens moins avisés sont condamnés à déjà entrevoir, à prévoir et se pourvoir pour l'époque où ce grand marché de l'Amérique du Sud, qui nous appartenait de temps en quelque sorte immémorial, nous sera disputé et peut-être enlevé par les produits de l'Amérique du Nord. Il n'y a rien de plus sérieux, il n'y a pas de problème social plus grave ; or, ce programme est intimement lié à la politique coloniale.
[...]
Messieurs, il y a un second point, un second ordre d'idées que je dois également aborder, le plus rapidement possible, croyez-le bien : c'est le côté humanitaire et civilisateur de la question.
Sur ce point, l'honorable M. Camille Pelletan raille beaucoup, avec l'esprit et la finesse qui lui sont propres ; il raille, il condamne, et il dit : qu'est-ce que c'est que cette civilisation qu'on impose à coups de canon ? Qu'est-ce sinon une autre forme de la barbarie ? Est-ce que ces populations de race inférieure n'ont pas autant de droits que vous ? Est-ce qu'elles ne sont pas maîtresses chez elles ? Est-ce qu'elles vous appellent ? Vous allez chez elles contre leur gré ; vous les violentez, mais vous ne les civilisez pas.
Voilà, messieurs, la thèse ; je n'hésite pas à dire que ce n'est pas de la politique, cela, ni de l'histoire : c'est de la métaphysique politique... (Ah ! ah ! à l'extrême gauche.)
Voix à gauche. Parfaitement !
M. Jules Ferry. et je vous défie - permettez-moi de vous porter ce défi, mon honorable collègue, monsieur Pelletan -, de soutenir jusqu'au bout votre thèse, qui repose sur l'égalité, la liberté, l'indépendance des races inférieures. Vous ne la soutiendrez pas jusqu'au bout, car vous êtes, comme votre honorable collègue et ami M. Georges Perin, le partisan de l'expansion coloniale qui se fait par voie de trafic et de commerce.
[...]
Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! il faut dire ouvertement qu'en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures... (Rumeurs sur plusieurs bancs à l'extrême gauche.)
M. Jules Maigne. Oh ! vous osez dire cela dans le pays où ont été proclamés les droits de l'homme !
M. de Guilloutet. C'est la justification de l'esclavage et de la traite des nègres !
M. Jules Ferry. Si l'honorable M. Maigne a raison, si la déclaration des droits de l'homme a été écrite pour les noirs de l'Afrique équatoriale, alors de quel droit allez-vous leur imposer les échanges, les trafics ? Ils ne vous appellent pas ! (Interruptions à l'extrême gauche et à droite. - Très bien ! très bien ! sur divers bancs à gauche.)
M. Raoul Duval. Nous ne voulons pas les leur imposer ! C'est vous qui les leur imposez !
M. Jules Maigne. Proposer et imposer sont choses fort différentes !
M. Georges Périn. Vous ne pouvez pas cependant faire des échanges forcés !
M. Jules Ferry. Je répète qu'il y a pour les races supérieures un droit, parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures... (Marques d'approbation sur les mêmes bancs à gauche - Nouvelles interruptions à l'extrême gauche et à droite.)
M. Joseph Fabre. C'est excessif ! Vous aboutissez ainsi à l'abdication des principes de 1789 et de 1848... (Bruit), à la consécration de la loi de grâce remplaçant la loi de justice.
M. Vernhes. Alors les missionnaires ont aussi leur droit ! Ne leur reprochez donc pas d'en user ! (Bruit.)
M. le président. N'interrompez pas, monsieur Vernhes !
M. Jules Ferry. Je dis que les races supérieures...
M. Vernhes. Protégez les missionnaires, alors ! (Très bien ! à droite.)
Voix à gauche. N'interrompez donc pas !
M. Jules Ferry. Je dis que les races supérieures ont des devoirs...
M. Vernhes. Allons donc !
M. Jules Ferry. Ces devoirs, messieurs, ont été souvent méconnus dans l'histoire des siècles précédents, et certainement, quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l'esclavage dans l'Amérique centrale, ils n'accomplissaient pas leur devoir d'hommes de race supérieure. (Très bien ! très bien !) Mais, de nos jours, je soutiens que les nations européennes s'acquittent avec largeur, avec grandeur et honnêteté, de ce devoir supérieur de civilisation.
M. Paul Bert. La France l'a toujours fait !
M. Jules Ferry. Est-ce que vous pouvez nier, est-ce que quelqu'un peut nier qu'il y a plus de justice, plus d'ordre matériel et moral, plus d'équité, plus de vertus sociales dans l'Afrique du Nord depuis que la France a fait sa conquête ? Quand nous sommes allés à Alger pour détruire la piraterie, et assurer la liberté du commerce dans la Méditerranée, est-ce que nous faisions oeuvre de forbans, de conquérants, de dévastateurs ? Est-il possible de nier que, dans l'Inde, et malgré les épisodes douloureux qui se rencontrent dans l'histoire de cette conquête, il y a aujourd'hui infiniment plus de justice, plus de lumière, d'ordre, de vertus publiques et privées depuis la conquête anglaise qu'auparavant ?
M. Clemenceau. C'est très douteux !
M. Georges Périn. Rappelez-vous donc le discours de Burke !
M. Jules Ferry. Est-ce qu'il est possible de nier que ce soit une bonne fortune pour ces malheureuses populations de l'Afrique équatoriale de tomber sous le protectorat de la nation française ou de la nation anglaise ? Est-ce que notre premier devoir, la première règle que la France s'est imposée, que l'Angleterre a fait pénétrer dans le droit coutumier des nations européennes et que la conférence de Berlin vient de traduire le droit positif, en obligation sanctionnée par la signature de tous les gouvernements, n'est pas de combattre la traite des nègres, cet horrible trafic, et l'esclavage, cette infamie. (Vives marques d'approbation sur divers bancs.)
[...]
M. Jules Ferry. Voilà ce que j'ai à répondre à l'honorable M. Pelletan sur le second point qu'il a touché.
Il est ensuite arrivé à un troisième, plus délicat, plus grave, et sur lequel je vous demande la permission de m'expliquer en toute franchise. C'est le côté politique de la question.
[...]
À SUIVRE
LE TEMPS ET SON CONTRÔLE
Le temps et son contrôle
Fondée sur la mythologie, la philosophie grecque présente le temps comme une dégradation, qui détruit tout peu à peu.
Allant au-delà de cette mythologie, les philosophes grecs ont introduit une opposition entre le temps du monde et le temps du sujet. Certains philosophes comme Aristote, et dans une certaine mesure Platon, parlent d’un rapport au temps cosmique, alors que d’autres comme Saint-Augustin pensent qu’il s’agit d’une question subjective et que, finalement, le temps n’existe peut-être pas : pour lui le temps n’est qu’une distension de l’âme, parce que je ne connais le passé que par la mémoire et le futur par la crainte, l’espoir ou l’anticipation. Ces réflexions de Saint-Augustin anticipent celles d’Heidegger, qui développera une conception du temps radicalement subjective.
Cette différence entre un temps objectif et un temps subjectif a engendré une constante oscillation entre l’un et l’autre dans l’histoire de la philosophie. Paul Ricœur a ainsi développé des figures mixtes du temps, à la fois subjectives et cosmiques, en partant d’un temps historique qui est à la fois un temps inscrit dans un calendrier cosmique, un temps du monde, physique, géographique, et en même temps, qui constitue un temps subjectif, un temps vécu, un temps dans lequel des points de vue subjectifs divers se rencontrent ou s’éloignent.
Selon cette approche, il n’y aurait pas un seul temps, mais des registres temporels différents dont il faut accepter les discontinuités et les pluralités.
Le concept de temps suscite d’autres oppositions, comme celle entre Kant et Hegel, avec une conception statique du temps confrontée à une conception dynamique du temps comme dialectique. L’histoire de la philosophie est structurée entre un temps du sujet et du monde vécu sur le mode de la durée, comme on le trouve chez Schopenhauer, Nietzsche ou même Bergson, sur le mode de la volonté de vivre, ou de la poussée vitale, où le temps est une sorte de continuum, et une conception du temps comme rupture, comme une discontinuité.
Si nous revenons à la conception antique du temps, comme une lente destruction, une entropie, une perte, nous observons, sans doute à partir de la Renaissance, que la conception du temps s’est peu à peu inversée, que le temps n’est plus uniquement dégradation, mais peut devenir créateur jusqu’à inverser la conception du monde: pour les Grecs le monde était la vie et la mort était le problème, alors qu’aujourd’hui le mystère n’est plus la mort qui est partout, mais plutôt la vie.
Selon cette perspective de la vie, miracle ou mystère, nous avons peur de l’entropie, du temps qui détruit. Nous voulons toujours plus de complexité, de croissance. Nous estimons qu’il n’y a de la vie que lorsqu’il y a de la croissance, de l’intensification. ET pour continuer d’exister dans une société où le nombre de connexions augmente sans cesse, il faut entretenir constamment les connexions, envoyer des messages à tout le monde — et comme on connaît de plus en plus de monde, il faut envoyer de plus en plus de messages et en recevoir de plus en plus.
Sans limites ?
Dans une société, la confiance repose sur le sentiment que le monde dure plus longtemps que moi. Or nous sommes plongés dans une société qui délaisse ces institutions pour des connexions horizontales multiples qui s’accélèrent. On accélère la vitesse, on accélère les transports, les déplacements, on se déplace de plus en plus vite, les connexions sont de plus en plus fréquentes, avec une limite due à la finitude physique et psychique de l’homme
Le temps d’aujourd’hui est en train de devenir un temps inhumain, comme si un processus technique était en train de manager nos cerveaux, nos corps, nos relations, notre emploi du temps, la forme entière de notre société, trop rapidement pour nos capacités.
Pouvons-nous encore reprendre le contrôle de notre temps ?