L'interlude de l'AX
Un interlude est une émission courte, souvent muette, diffusée pour meubler un trou dans la grille de diffusion ou lorsqu'un problème technique interrompt cette diffusion. Très rare de nos jours, l'interlude était fréquent durant les premières années de la télévision française. « Le petit train-rébus » de Maurice Bruno reste le plus connu des interludes.
J’emploie ici le mot « interlude » pour introduire un petit temps mort dans les articles assez sérieux qui se sont succédé depuis l’ouverture de mon blog, un interlude que j’insérerai de temps en temps dans mes articles. J’utilise aussi ce mot parce qu’il m’est venu spontanément à l’esprit à la fin de la semaine dernière. Voici comment:
Il y a longtemps que j’avais pensé acquérir une petite voiture pour rouler à Nice. J’ai failli à plusieurs reprises vendre mon assez grosse berline familiale contre une petite auto. Mais finalement je n’ai pu m’y résoudre. J’ai donc trouvé à acheter dans l’Ariège (pourquoi dans l’Ariège, la question restera pendante si vous le voulez bien) une AX de 12 ans avec, miraculeusement, peu de kilomètres. J’ai traité avec un garagiste d’autrefois (déjà, le mot « interlude » trouve sa signification) qui ne voulait ni avance, ni chèque de banque. Dans l’Ariège, m’a t-il déclaré au téléphone sans me connaître, on fait confiance. Bien.
Dimanche dernier, j’ai voulu prendre le bon vieux train comme autrefois (interlude, toujours) mais la SNCF n’étant justement plus celle d’autrefois, j’ai craint que le froid ou la mauvaise humeur des agents ne perturbent le voyage, car mon interlude devait rester relativement court entre deux activités supposées plus sérieuses que celle qui consiste à aller chercher une petite auto dans l’Ariège. Et puis, la SNCF n’étant décidement plus ce qu’elle était, le prix du billet égalait celui du billet d’avion. Alors…
Par un bel après-midi ensoleillé de janvier comme la Côte d’Azur en a le secret depuis toujours (interlude) j’ai pris un avion…corse pour rejoindre Toulouse, non sans avoir vérifié que je ne m’embarquai pas pour Bastia par erreur. Mais non. Les hôtesses, l’une de Bastia, l’autre d’Ajaccio (études à Nice à la fac de Droit, j’ai enquêté auprès d’elles) nous ont fait bénéficier d’un petit morceau de l’émouvante hospitalité corse jusqu’à l’atterrissage à l’aéroport de Toulouse-Blagnac qui jouissait du même soleil, je dois le reconnaître, que l’aéroport de Nice.
Ma sœur et mon beau-frère m’attendaient carrément dans la salle de récupération des bagages, une convivialité aéroportuaire comme on n’en connaît plus (interlude) depuis que la phobie du terrorisme a transformé les aéroports en camp de transit pour on ne sait quelle déportation. Bref, ils étaient là avec leur propre AX, ce qui m’a permis de m’habituer à l’engin. Dans leur lieu de résidence, une ferme, haut lieu de convivialité et de débat comme il n’en existe plus (interlude), nous avons passé une après-midi et une soirée en prenant le temps que l’on s’accordait autrefois (interlude) pour se rencontrer, se parler, se dire silencieusement toute la joie que l’on a de se revoir. Ma mère était là, forte de ses 87 ans pleins de vitalité et d’affection.
Le lendemain après un petit-déjeuner roboratif et partagé en famille (interlude), nous nous sommes rendus, mon beau-frère et moi, avec son AX, au garage de notre vendeur. La brume entourait d’un halo mystérieux la route nationale menant vers Pamiers, tandis que les majestueuses Pyrénées se révélaient lentement à l’horizon. Le garagiste était à son poste, et avec lui sa fille qu’il employait à faire les factures. Tout était malencontreusement moderne, sauf une Jaguar et une Ferrari des années cinquante.
L’AX était présente aussi, avec les pneus neufs dont le garagiste avait cru nécessaire de la chausser, sans naturellement en augmenter le prix (interlude). D’ailleurs le véhicule, première main, appartenait à une gente dame de Foix, qui s’en était fort peu servie, cela se voyait, sa bucolique couleur verte rutilait comme si elle avait passé douze ans au garage. Formalités accomplies, entre autres le chèque, les deux AX se sont dirigées vers un magasin d’autoradios à la queue leu leu, la verte suivant modestement comme il sied. Le vendeur nous a proposé d’office le premier prix, jugeant inutile de me faire dépenser plus (interlude). Illico (interlude encore), l’autoradio et les hauts parleurs étaient montés et je faisais un premier trajet jusqu’à la ferme pour montrer l’objet roulant à ma mère et à ma sœur avant de m’élancer sur la route.
M’élancer ? Ce n’était pas le mot exact. Je proposais à l’AX de s’habituer à moi et à l’idée de parcourir d’un coup six cent kilomètres en commençant par les petites routes agrestes qui traversent l’Aude par Belpech, Fanjeaux et Bram, avant d’atteindre la redoutable autoroute Toulouse Narbonne. Je n’ai pas hésité, si, un petit peu tout de même, à engager l’innocente AX au milieu des redoutables monstres lancés à d’incroyables vitesses sur le ruban d’asphalte. L’AX et moi, nous sommes insérés au milieu de ces limousines et de ses camions qui n’hésitaient pas, même dans les montées, à se ruer à des vitesses proches de 130 kilomètres/heure ! L’AX, que j’avais prudemment placée sur la file de droite, presque d’extrême droite, a dû se résoudre à monter en puissance. 80, 90, 100, 110 kilomètres ont été atteints sans rechigner. Aller plus vite semblait un peu téméraire, en tout cas prématuré. Et puis, il allait falloir tenir six heures à ce rythme infernal sans désemparer. Rude épreuve pour une mécanique habituée à se reposer sur de douillets parkings ariégeois tous les trente kilomètres. J’avais l’impression de la trahir…
Par ailleurs, l’AX et moi sentions par de petits signes des autres conducteurs que nous gênions. Quelques queues-de-poisson, des véhicules qui s’installaient à quelques centimètres du délicat pare-choc arrière de l’AX, parfois des appels de phares ou d’avertisseur nous signifiaient que nous étions à peine tolérés sur ce trajet destiné aux gens sérieux. Accélérer ? Mais jusqu’à quelle vitesse ? 120 kilomètres semblait une limite infranchissable, qui ne satisferait sans doute guère plus nos compagnons provisoires de trajet. Alors, l’AX et moi, nous avons improvisé, négocié, accélérant parfois à la limite du supportable pour elle, ralentissant dès que possible, nous laissant aspirer par de gros camions. Les techniques que j’utilisai autrefois avec mes 2CV me revenaient (interlude) au bout du pied droit, se faire aspirer, déboîter brusquement en surveillant le rétroviseur, doubler audacieusement puis se rabattre prudemment. En revanche, je me riais des vitesses limitées traîtreusement à 110 ou à 90, car l’AX s’y pliait naturellement avec délectation. Ce n’est pas elle qui me ferait perdre les quelques points qu’avait bien voulu laisser sur mon permis le féroce Ministère de l’Intérieur!
Il fallut tout de même s’arrêter pour laisser souffler le puissant moteur d’un litre à qui revenait de tirer les 7 quintaux de la machine, auquel il convenait encore d'ajouter quasiment un quintal de bagages et de conducteur. Et ce dernier, justement, avait besoin de temps en temps de se restaurer et d’oublier le ronflement des pistons en folie. Carcassonne, Narbonne, Béziers, Sète, Montpellier longuement, les péages entrées et sorties, Nîmes, Arles, le soleil descendait à l’horizon, la musique berçait le trajet, il faudrait plutôt écrire qu’elle perçait au travers des bruits divers qui jaillissaient de toutes parts, moteur, filets d’air rageurs, roulement des pneus neufs (grâce soit encore rendue au garagiste), grondement des massifs véhicules qui couraient le long de la frêle AX comme des chiens qui dépassent le gibier sur leur lancée. Au cours du trajet, je revoyais en pensée les dizaines de milliers de kilomètres que j’avais parcourus dans des conditions semblables au volant de mes trois 2CV et de mes quatre Dyane (interlude). Il n’aurait pas fallu grand chose pour que je me crois encore en train de parcourir les interminables autoroutes menant vers la Scandinavie ou les mélancoliques routes vers Dijon, ou même les nostalgiques retours vers Lyon. Le même bruit, la même lenteur, la même solitude, le même espace intemporel et la même marque d’automobile (interlude).
Mais Aix-en-Provence dépassée, la Côte d’Azur approchait. La nuit était tombée, les phares fonctionnaient comme dans une voiture moderne, le chauffage aussi heureusement, les véhicules concurrents allaient encore plus vite, la circulation s’intensifiait, les péages devenaient de plus en plus fréquents, Mandelieu, Cannes, Antibes, la route demandait une extrême concentration au moment où la fatigue se serait faite sentir si la proximité de l’écurie n’avait pas revivifié le sang dans le cerveau engourdi et les pistons dans le moteur surchauffé. Je faisais découvrir à l’AX le virage pour quitter l’autoroute et rejoindre la Promenade. Elle ne le savait pas, mais ce serait son terrain de manœuvre désormais. Elle l’aborda sans anicroche, quitta la Promenade des Anglais, gravit Cambrai et se mit en place pour entrer en marche arrière dans le jardin. Pas question de la laisser dehors à la merci d’un quelconque rufian amateur d’AX vertes…
Sous l’auvent, la berline dormait. Elle ne vit pas la petite AX se glisser devant elle avec effronterie, elle ne sut pas qu’elle n’aurait plus désormais à frotter sa carrosserie dans la jungle urbaine, que la petite nouvelle le ferait à sa place. L’interlude s’achevait, c’était presque dommage…