Quand la Chine se déglinguera...
Lorsque j’ai séjourné en Chine la première fois en 1984, assez longtemps pour humer l’atmosphère, lorsque j’ai vu le décalage considérable entre la soif de développement, de consommation et de bien-être et le niveau de vie de la population rurale et urbaine, lorsque j’ai perçu l‘orgueil humilié des chinois, j’en ai aisément déduit que la Chine était à l’aube d’un puissant démarrage économique. Il était facile de prévoir que la Chine avait vocation à devenir l’une des toutes premières puissances du monde, peut-être la toute première. Il suffisait que les nouveaux mandarins qui dirigeaient le pays d’une main ferme et habile ouvrent les portes de la modernité. Or ces derniers n’avaient guère d’autre choix que de plonger avec prudence la Chine dans le grand bain de la mondialisation, à moins de régner sur une Chine en constante ébullition. Le chemin qui mène jusqu’à la Chine de 2008 était donc tout tracé.
Lorsque j’ai dû me rendre à Pékin en juin 1989 pour sauver l’école de gestion que nous venions de créer avec la FNEGE, il m’est paru tout aussi évident que la libération politique ne signifiait pas forcément l’abandon du pouvoir par le Parti Communiste Chinois au profit d’on ne sait quelle nouvelle classe politique. C’est ce que croyaient pourtant de naïfs analystes abusés par de faciles analogies avec la chute de l’URSS. C’est que la chute du PCC aurait entraîné la désintégration de la Chine, et ce n’est pas la piqûre d’épingle de la place Tian’anmen qui aurait pu déstabiliser la bureaucratie au pouvoir.
Néanmoins, les taux de croissance colossaux de la production chinoise atteints ces dernières années m’ont surpris. Je sais bien qu’ils s’expliquent par la capacité de l’appareil de production chinois, rapidement équipé en machines et robots du monde entier et alimenté par une main d’œuvre aussi inépuisable que frugale à offrir les produits que le monde entier attendait à des prix considérablement inférieurs à ses concurrents. Ainsi la Chine procurait un pouvoir d’achat supplémentaire à ses clients par des prix bas, tout en faisant disparaître ses concurrents. La fin du processus aurait été atteint lorsque la Chine, en position dominante sur la scène de l’économie mondiale, se serait accaparée de l’essentiel de la plus value que lui dispute encore les importateurs puis se serait vu contrainte d’accorder des prêts à ses clients affaiblis pour qu’ils puissent lui acheter.
Mais j’avoue que je n’ai jamais cru à un tel scénario de la Chine montant jusqu’au ciel, tant son histoire alterne les périodes de remarquable réussite et de descente aux enfers. Depuis le début de l’histoire de la Chine contemporaine du moyen empire égyptien, l’Empire chinois a naturellement connu des hauts et des bas. Tantôt l’Empire se concentre, tantôt il se fragmente. C’est la révolte contre les envahisseurs étrangers, les Mongols qui met en selle en 1368 la dynastie Ming, celle du voyage en Afrique et du petit paysan propriétaire. À cette époque, la Chine était le pays techniquement le plus avancé du monde. Mais elle ne résista pas à l’implosion plus de trois siècles. À nouveau, les nomades mandchoues installèrent la dynastie Qing, contemporaine de Louis XIV, et ce sont eux qui s’emparèrent du Xinjiang, du Tibet, de la Mongolie et de Taiwan. La grande Chine a moins de quatre siècles d’existence. Du milieu du XIXe siècle à la mort de Mao Tsé-toung en 1976, la Chine a connu une longue période d’agitation sociale, de stagnation économique, une croissance démographique explosive et l’ingérence des puissances occidentales puis de celle du Japon.
Depuis 1979, la Chine est entrée dans l’ère du socialisme de marché avec le succès que l’on sait. Combien de temps ? Le fait nouveau est que sa prospérité dépend désormais de ses échanges avec l’étranger, provoquant des mouvements économiques et sociaux très brutaux. 210 millions de paysans sont devenus des mingong, des ouvriers migrants qui envoient une bonne partie de leurs salaires à la campagne. En ce début 2009, 40 millions d’entre eux, touchés par les fermetures d’usines dans le sud du pays, viennent de regagner leurs villages d’origine. Le revenu annuel des 800 millions de ruraux ne dépasse pas 500 € par an. Il est cinq fois inférieur à celui des habitants des villes et il va encore se réduire. Quand on visite les petits villages de la Chine de l’intérieur, on découvre des retraités qui dépendent entièrement de leurs enfants partis travailler à la ville, puisqu’ils n’ont aucune retraite. Si les enfants sont mis au chômage…
Pour relancer une production agricole qui régresse et des paysans qui n’hésitent plus à manifester leur mécontentement, le gouvernement envisage désormais d’octroyer aux paysans la quasi-propriété des terres qu’ils cultivent. Ce serait une révolution. Mais le gouvernement central ne contrôle plus le rythme des changements, c’est l’évolution de la demande mondiale qui en décide désormais, c’est elle qui détermine le nombre de travailleurs nécessaires dans l’industrie, la survie de la paysannerie et le revenu de chaque chinois. Et il n’y a pas d’amortisseurs à la crise, ni indemnités de chômage, ni retraites ou presque, ni aides de gouvernements locaux déficients.
Que ceux qui croyaient autrefois la Chine incapable de croître et qui la croient aujourd’hui invulnérable à la crise ouvrent les yeux : la Chine entre dans un univers inconnu, celui de la dépendance. Dans la tradition historique chinoise, elle commence par s’y fracasser avant d’en émerger plus unie contre les barbares et de reprendre sa marche en avant. Mais elle commence par s'y fracasser...