Millenium Force 4
Si vous ne l’avez pas encore fait, je vous conseille de lire les trois tomes de Stieg Larsson, Millenium 1, 2 et 3, vous y apprendrez pas mal de choses, sur la Suède, sur les hackers et sur les rapports entre la tyrannie et la liberté. Si je fais référence au roman de Stieg Larsson, c’est que ce que l’on vient d’apprendre des révélations faites par Abdülkadir Aygan fait irrésistiblement penser à ce roman.
Dans son édition du 13 avril 2009, Le journal « LE MONDE » nous raconte qu’Abdülkadir Aygan vit reclus dans un village en Suède, sous la protection des services secrets du pays. Ancien membre de la rébellion kurde du PKK, il a ensuite été retourné par l'armée turque dans les années 1990 pour collaborer avec le Jitem, une cellule clandestine de la gendarmerie chargée de la lutte antiterroriste. Pendant dix ans, il a pris part aux crimes perpétrés par l'armée contre les rebelles kurdes. Il a quitté la Turquie en 2003 et aujourd’hui, il parle, enfin.
Il raconte les séances de torture et les exécutions sommaires dont il fut le témoin. Des centaines de meurtres et d'enlèvements auraient été commis dans le sud-est de la Turquie entre 1987 et 2001. Les aveux d'Abdülkadir Aygan ont par exemple permis de retrouver le corps de Murat Aslan, un jeune de 25 ans dont le cadavre brûlé a été déterré sur ses indications. Abdülkadir Aygan raconte : « Nous l'avons enlevé dans un café après une dénonciation et conduit au local du Jitem, Un caporal expert en torture l'a accroché au plafond par les mains, avec des poids aux pieds. Il le battait. Il est resté trois ou quatre jours sans nourriture. » Finalement mené au bord du Tigre, « On lui a mis un bandeau sur les yeux et des menottes. Le sous-officier Yüksel Ugur a tiré et Cindi Saluci l'a arrosé d'essence et a mis le feu. C'est grâce à mon témoignage que son corps a pu être retrouvé par sa famille et identifié grâce à un test ADN». Il décrit également des cuves de la compagnie pétrolière d'Etat Botas, dans lesquelles des corps auraient été jetés après avoir été dissous dans l'acide.
La justice turque enquête et réclame en même temps, l'extradition de l’ex-tortionnaire repenti qui craint pour sa vie. Certains commencent cependant à parler en Turquie depuis qu’une enquête a été lancée sur le réseau Ergenekon « infiltré » dans l'appareil d'Etat turc et soupçonné d'avoir fomenté putschs et assassinats. 142 personnes sont en cours de jugement à ce titre. Le Jitem n’était en effet pas le seul à commettre ces meurtres, « d'autres services de police, de gendarmerie ou de l'armée, voire même par le MHP, le parti d'extrême droite nationaliste » étaient aussi impliqués, précise le repenti.
LE MONDE ajoute que c’est peut-être « la fin de l'impunité pour ces crimes perpétrés jusque très récemment ». Mais il ajoute aussi, énigmatique, que le colonel Abdulkerim Kirca, l’assassin présumé d’une douzaine de Kurdes dans les années 1990, a été récemment retrouvé avec une balle dans la tête avant de pouvoir être interrogé. Officiellement, un suicide. Tout le gratin de l'état-major turc assistait à ses funérailles.
Voici tout d’abord ce que le journal Le MONDE et toutes les bonnes âmes veulent nous faire croire : cela s’est passé dans les années 90, cela ne pourrait plus se passer aujourd’hui. Les crimes ont été commis par des membres d’organisations « d’extrême droite », mot fétiche comme le mot secte. Le parti actuel au pouvoir, issu de la mouvance islamiste a été lui-même persécuté, il n’est donc pas susceptible de commettre les mêmes crimes. D’ailleurs la justice enquête, ce qui prouve que la démocratie existe dans ce pays. Enfin, on peut aussi bien en tirer la conclusion qu’il faut aider la Turquie à devenir vraiment démocrate en l’accueillant dans l’Union Européenne que d’en déduire qu’il faut se garder d’être trop proche d’un peuple qui est susceptible d’être dirigé par des tortionnaires.
En ce qui me concerne, je n’accepte aucune de ces « vérités suggérées ». Je crois que cela pourrait encore avoir lieu aujourd’hui et même demain. Je ne crois pas que seule « l’extrême droite » soit susceptible d’exactions et de tortures. Je ne crois pas non plus que cela ne puisse pas se passer en Europe. Pour appuyer mes dires, je vous rappelle que l’on torture en Algérie, juste en face de chez nous et en ce moment même, que les USA viennent d’avouer que la CIA torturait, et chez nous, quand je vois l’instrumentation de la police par notre président de la République à Strasbourg, l’état ignominieux de nos prisons, je me dis qu’il ne faudrait pas grand-chose pour que nous basculions dans un État policier, ce qui entraînerait immanquablement, avec la culture du résultat, arbitraire, violence, torture et meurtre.
Turquie, Algérie, USA, Europe, il n’y a pas de sanctuaires dans lequel nous puissions être certain d’éviter les tortionnaires, qui savent bien qu’ils bénéficieront partout de « l’abjecte patience de l’opprimé », comme la qualifie Aldous Huxley.