Notre salut dépend de leurs profits
Dans un texte écrit en 1938, Éric Ambler fait dire à son héros :
- Et après ? demandai-je d’un ton indifférent. Ces armements, il faut bien que quelqu’un les fasse, non ?
Zaleshoff eut un rire amer.
- C’est bien la réponse que dicte au populo l’évangile de la Sainte Galette. L’industrie n’a qu’un seul but : enrichir les affairistes. Comme il faut rétribuer les capitaux, la demande devient sacro-sainte. Qu’il s’agisse de bombes destinées à massacrer des civils ou d’engrais chimiques, d’obus ou de casseroles, de machines à traiter la jute ou de poussettes d’enfants, peu importe. La demande doit être satisfaite. L’homme d’affaires est déchargé de toute responsabilité, hors celle de réaliser des bénéfices, pour lui d’abord, pour ses actionnaires ensuite.
- Tout cela ne me concerne pas.
- D’accord, mais vous êtes de ceux qui rendent la chose possible, voilà tout. Mais peut-être serez-vous aussi de ceux que qui seront ratatinés le jour où ces bombes et ces obus serviront…
Ce n’est pas un texte qui a vieilli, loin s’en faut. Notons le point de départ : « L’industrie n’a qu’un seul but : enrichir les affairistes ». Elle n’a donc pas celui de satisfaire les besoins des gens, en tout cas l’industrie ne commence pas par là. Elle installe d’abord sur un piédestal une demande qui ne lui reste plus ensuite qu’à satisfaire, et avec la meilleure conscience du monde en plus, puisqu’elle est sacrée. Le consommateur est roi ! Bien sûr, si le roi-consommateur n’a pas de sous, l’industrie le dépose aussitôt. Les exemples fourmillent, depuis le téléphone portable devenu indispensable que l’on place sur un piédestal de plus en plus imposant puisqu’il est hautement rentable, jusqu’aux soins médicaux pour les déshérités que l’on ignore, faute de capitaux disponibles.
Or, nous traversons une période assez anxiogène pour les capitalistes : il se trouve qu’en ce moment, les consommateurs achètent moins. Les aléas financiers ont fini par déclencher chez eux une crise de confiance qui a fait boule-de-neige avec les licenciements que les capitalistes n’ont pas manqué de pratiquer en masse, pour sauver leurs sacro-saints taux de profit. La question est maintenant de savoir comment relancer la machine car, derrière les errements financiers, cette crise a finalement été provoquée par une forte spéculation sur des biens dont on pressentait qu’ils allaient manquer à terme, à cause de la croissance de la population, comme le pétrole, les minerais, les céréales, en attendant les terres et l’eau. Il ne s’agit donc pas de reprendre le même chemin, c’est-à-dire la même croissance de destruction des matières premières, parce qu’il y aurait aussitôt reprise de la spéculation, hausse des prix et crise à nouveau.
Ce qu’il faudrait pour que l’industrie reparte vraiment, c’est organiser la décroissance de la production en remplaçant une bonne partie de notre consommation matérielle par du virtuel, peu coûteux en énergie et en matières premières. En d’autres termes, il devient urgent, pour les profits en premier lieu et accessoirement pour la survie de l’humanité, d’inventer une demande humaine compatible avec les ressources de la planète. Fini l’abondance de viande, fini le gaspillage d’énergie, fini l’eau disponible en quantité illimitée.
C’est ce qu’il faudrait, mais il s’agit aussi de ne désespérer ni les consommateurs, ni surtout les capitalistes car ce sont ces derniers qui ont les moyens de changer le cours de la croissance, pas les consommateurs. Eux, les moutons n’auront qu’à suivre le mouvement comme d’habitude. Mais les capitalistes, il s’agit de les allécher avec des investissements aussi rentables et même plus rentables qu’avant, mais avares en matières. Car les détenteurs de capitaux ne connaissent qu’un langage, celui du taux de rentabilité. Il faudrait donc leur offrir des rendements élevés dans le virtuel, dans les services psychologiques ou dans l’alimentaire, économes en terres, en eau, en air et en énergie. Que l'investissement soit d’autant plus rentable que le « produit » sera fortement immatériel. Alors l’économie repartirait, dopée par l’enthousiasme des capitalistes heureux de sauver la planète et leurs profits, ou l’inverse.
À charge pour les capitalistes ensuite de faire oublier aux consommateurs les temps barbares de l’abondance des biens, en les faisant d’autant plus rêver de produits que ces derniers seraient immatériels. À bas la matière, vive le spirituel, le virtuel, l’imaginaire. C’est avec eux que l’on fera les produits et les profits de demain.
Et ne croyez pas que ce soit hors de la portée des capitalistes. Ils savent déjà nous vendre de vulgaires dérivés de pétrole et des monceaux de cadavres d’animaux qui sont, nous expliquent-ils avec une conviction fortement contagieuse, nécessaires à notre bonheur. Il ne leur sera pas bien difficile de nous convaincre de l’inverse, en faisant de la pénurie la source profonde de notre satisfaction et de leur profit.
Yes, the capitalists, you can! Do it!