La force irrésistible de l'expérimentation
24 Mai 2009 Publié dans #PHILOSOPHIE
Dans un article précèdent, j’ai rappelé que le raisonnement logique et l’expérimentation avaient été développés par les savants et les philosophes dès l’Antiquité, aussi bien en Grèce qu’en Chine ou en Inde. Mais ces premières démarches scientifiques restaient prisonnières d’approches traditionnelles de la vérité, approches dont allait se libérer la démarche scientifique occidentale qui trouve ses sources dans les mouvements qui composent ce que l’on appelle « la Renaissance ».
La Renaissance peut être caractérisée par l’opposition nouvelle de la raison à la métaphysique et au dogmatisme. Par définition, la raison de la Renaissance se veut riche de l’expérience acquise et libérée de toute trace de passion. C’est dans cet état d’esprit que Galilée prétend remplacer la réalité ressentie par une réalité observée, décomposée et reconstruite. Il faut alors que la pensée et l'épreuve par les faits se rejoignent, la seconde confirmant la première. L’avancée décisive de Galilée est que rien ne peut plus être scientifiquement avancé qui ne soit attesté par l’expérimentation. En poussant cette approche jusqu’à ses degrés ultimes, certains en viendront à soutenir qu’aucune vérité ne peut être reconnue, en dehors des vérités scientifiques, ce qui est une prétention exorbitante si on veut bien y réfléchir quelques instants.
Dés ses débuts, l’observation scientifique s’impose comme moyen de découvrir la vérité. Francis Bacon place l'observation au-dessus de tout, sur laquelle il fonde sa méthode inductive. Newton affirme sa foi dans les possibilités illimitées de l’observation vérifiable par les sens. Dés le XVIIe siècle, l’empirisme fait fureur jusqu’à la passion comme en témoigne l’incroyable expédition arctique de Pierre Moreau de Maupertuis en 1736.
L’enjeu était de déterminer la courbure de la Terre. Un projet gigantesque d'expédition en Arctique débuta en 1669 à l'Observatoire de l'Académie Royale des Sciences où Louis XIV en personne venait contrôler le relèvement des coordonnées terrestres. Le directeur de l'Académie, Jacques Cassini, avait des doutes : il lui semblait que le relevé des coordonnées montrait que la Terre n'était qu'un sphéroïde aplati plutôt qu'une sphère. On pouvait craindre une erreur de l'ordre d'un degré dans le calcul de la latitude, erreur insupportable pour tout scientifique digne de ce nom. Il fallait en avoir le cœur net. Deux expéditions particulièrement complexes et coûteuses furent organisées, respectivement à l'Équateur et au Pôle Nord. La première demanda dix ans. La seconde fut conduite par Maupertuis dans des conditions de survie extrêmement périlleuses. Toutes deux permirent conjointement d'obtenir une mesure de la sphère terrestre proche de la perfection.
Ces efforts héroïques, ces travaux inouïs, ces mesures méticuleuses manifestaient l’ambition d’une science qui voulait s’imposer face aux traditionalistes et aux sceptiques, en leur assénant les résultats indiscutables de l’expérimentation, quel qu’en soit le prix. L’observation et la mesure étaient alors l’alpha et l’oméga de toute théorie scientifique, et à bien des égards, elles le restent. La confiance dans les pouvoirs de la science donnait foi en la capacité humaine de s’approcher infiniment près de la vérité. Cette confiance était solidement adossée à l’expérimentation et à la raison ; elle était démontrée par les changements de la vie matérielle de chacun. La science s’imposait comme la méthode nouvelle et infaillible pour dévoiler graduellement les secrets de la vérité du monde: le progrès était en marche.
Ce triomphe n’allait pas tarder à être discuté, quelques dizaines d’années seulement après que la science ait amorcé sa marche triomphale.