Penelope II, la miraculée
Aujourd'hui 15 août, il ne me parait guère approprié de philosopher gravement ou de dénoncer la mécanique inique de la société française. Je vous propose donc un retour en arrière, au temps des 2CV et des découvertes, qu'elles soient douloureuses, tendres ou comiques...
je vous ai déjà conté le 26 juillet dernier l'histoire de Pénélope III. Il est donc temps de revenir à celles de Pénélope I et II, qui n’avaient été nommées ainsi qu’à titre rétroactif. Pénélope I n’avait été mienne que l’espace d’un printemps, celui de 1963. J’avais passé mon permis le 3 janvier de la même année face à un inspecteur qui n’avait pas, m’a t-il semblé, encore tout à fait éliminé les séquelles du réveillon lorsqu’il examina mon niveau de conduite. Deux ou trois mois plus tard, intimidée par des passants qui la dévisageaient, mon héroïque grand-mère avait fini par percuter avec sa 2CV le platane qui séparait la double voie ouvrant sur la grand-place de Puget-Théniers. Depuis, elle ne voulait plus conduire et j’avais hérité aux vacances de Pâques de sa 2CV bleue avant que mon père ne la récupère pour la confier à son représentant de commerce.
C’était une 2CV que je connaissais bien puisque les week-ends de l’année précédente, alors que je n’avais pas encore de permis, j’apprenais à ma grand-mère à conduire à l’âge de 73 ans. Elle ne se débrouillait pas trop mal, mais elle manquait de sang froid comme l’histoire du platane le prouva par la suite. Récupérant sa 2CV au printemps 1963, je fis quelques aller-retour entre Nice et Lyon où je suivais la classe de Math Sup. Puis je la remis à mon père qui me confia en échange une 2CV grise qui avait déjà parcouru 115000 kilomètres dans les vallées de l’arrière-pays. Elle était loin d’avoir terminé son parcours qui s’achèverait en œuvre d’art.
Je ne suis pas près d’oublier la froide journée de novembre 1963 au cours de laquelle mon père me confia Pénélope II. Asphyxié par les heures de cours interminables, les devoirs à rallonge et les colles innombrables de Maths Spé, je venais de m’accorder une semaine de trêve pour les vacances de la Toussaint à Puget-Théniers. En me remettant les clefs de la voiture, mon père insista bien : « Surtout pas d’accident, sinon plus de voiture, je ne la réparerais pas ». Pères, ne prononcez jamais de paroles définitives au sujet de vos enfants si vous ne voulez pas être obligés de renier aussitôt vos engagements les plus fermes ! En effet, il allait s’écouler moins d’une demi-journée avant qu’il ne se voit contraint, volens nolens, d’assumer les conséquences de mes bévues.
Je m’élançais sur la route des Alpes. La 2CV franchissait allègrement à 60 kilomètres/heure de moyenne et 90 kilomètres/heure de vitesse pointe (les policiers de 2009 en seraient réduits à manger des pissenlits). Saint André les Alpes était atteint au bout d’une heure, Digne après deux heures ; trois heures étaient nécessaire pour rejoindre Sisteron où un petit arrêt s’imposait pour souffler. Le Col de Luz la Croix-Haute était franchie sous la pluie au bout de quatre heures. Il ne restait plus que deux heures avant d’atteindre victorieusement Lyon.
C’était un sinistre dimanche après midi de retour de vacances. Le ciel était bas et la circulation dense. J’amorçais la descente du col dans une file de voitures qui se traînait à 40 kilomètres/heure. Sur le avant droit de la 2CV trônait un transistor relié à l’antenne de toit. Je me penchais pour trouver Europe 1 afin d’écouter Salut Les Copains. Pendant ce temps, la 4L devant moi freinait brusquement. Malgré mes excellents réflexes, le temps de relever la tête et d’appuyer désespérément sur le frein, la 2CV plongeait vers l’avant et percutait avec son nez le pare choc de la 4L, directement dans l’axe du moteur qui rendait l’âme derechef. De légères contusions de mon côté aux genoux, pas de gros dégâts matériels sur la 4L et mon tout premier constat d’accident effectué, je me retrouvais seul au bord de la route. Le conducteur de la 4L avait tout de même pris soin de s’arrêter à Monestier de Clermont pour m’envoyer une dépanneuse qui remorqua une Pénélope II agonisante dans un sombre garage dont le propriétaire me délesta, rien que pour le remorquage, de la totalité de mon budget du mois.
Jamais je n’oublierai le moment où, depuis la hideuse gare de Monestier de Clermont, encombré de mes bagages, je réussis à contacter mon père pour lui annoncer l’impensable nouvelle. Je ne me souviens pas s’il était plus furieux que stupéfait ou l’inverse. Ce fut l’horrible retour dans la maléfique nuit des trains de mauvaise augure puis, ployant tristement sous les bagages, ma marche accablée depuis la gare Perrache jusqu’au 13 Place Jean Macé où je résidais. Au lieu de me garer triomphalement aux abords de la porte d’entrée de l’immeuble, j’arrivais piteusement à pied, dans cette ville grise, sous un ciel noir, d’humeur sombre. Et le lendemain, huit heures de maths, physique, chimie, and co !!! j’étais le type le plus malheureux que je connaissais, le plus malchanceux, le plus nul.
Or le lundi était un autre jour. Tout de suite, le ciel daigna s’éclaircir. Je racontais mes malheurs à mon ami Bernard Wittlin, un homme au cœur pur et qui l’est resté. Il offrit d’aller chercher les bagages restés dans le coffre de Pénélope II avec sa 2CV, et comme il n’avait pas encore le permis, il me passa le volant et il eut surtout l’extrême générosité de me la prêter pendant un mois, le temps qu’il réussisse son permis. Pendant ce temps, mon père, résigné, avait demandé un devis au garagiste. Ce dernier, flairant l’affaire du siècle puisque la 2CV pouvait difficilement quitter le garage, demanda une fortune. Aussi fut-il fort marri lorsque mon père tout puissant envoya depuis Puget-Théniers le fidèle Louis Rosie au volant d’un camion ramener Pénélope II à la maison. Elle fut mécaniquement retapée par ses amis de toujours, les frères Casalengo et son enveloppe métallique redressée par la carrosserie que possédait alors mon oncle Louis Passeron. Tout cela coûta fort cher à mon père que je harcelais sans vergogne au téléphone ayant depuis longtemps oublié ma faute pour ne penser qu’au plaisir de récupérer la miraculée.
En janvier 1964, je ramenais, sans anicroche cette fois, Pénélope II jusqu’à Lyon. J’eu encore en ville un accident de la circulation qui vida le fond de mes chétives économies mais mon père n’en sut rien. C’était le temps où je ne pouvais guère mettre plus de 10 francs de carburant par semaine pour 9 litres d’essence ordinaire. Au moins de juin 1964, il devint assez évident pour moi et mes parents, que j’avais fausse route en acceptant de suivre Maths Sup. et Spé. Mes résultats aux concours des grandes écoles d’ingénieur étaient loin d’être suffisants pour que je puisse envisager de faire 5/2 (ce qui veut dire redoubler Maths Spé.) en étant assuré d’intégrer une bonne école. Et puis j’étais las de ce travail de bachotage permanent, loin de chez moi, même si je m’étais fait des amis fidèles à Lyon.
Avec Pénélope II, je revins au bercail. Pour la rentrée, mon père avait une nouvelle idée que je suivis passivement, préparer Saint-Cyr. Il était probable qu’avec deux ans de Prépa, j’allais dominer mon sujet face à des « Corniches » qui, à l’époque, venaient juste de passer le Bac. Me voilà donc, dans l’automne mélancolique, intégrant en blouse grise la Corniche d’Aix-en-Provence en tant que pensionnaire. Las ! ce ne fut que pour trois jours, un examen médical révélant que mon insuffisance de vision ne me permettrait pas d’être admis à Saint-Cyr. Je revins donc tête basse me réinstaller chez ma grand-mère à Nice, avec un violent sentiment d’échec, d’autant plus que j’avais entendu les médecins militaires dire dans mon dos que je finirais bureaucrate ! j’ai mis un point d’honneur à les faire mentir…
Ce fut finalement MPC que je préparais à la Faculté de Sciences. Ce n’était pas très glorieux, étant au-dessous du niveau de Maths Sup. Totalement démobilisé, je ne le réussis en outre que extrême justesse. Pénélope II joua encore un rôle important cette année-là, car je passais une bonne partie de mes nuits dans son habitacle relativement douillet. J’avais en effet rencontré une âme sœur, qui présentait la particularité d’être née exactement le même jour que moi et dans la même clinique. Elle avait de plus la particularité d’être artiste et elle m’entraînait dans des soirées de « happening » à l’Artistique. C’est ainsi qu’une nuit, je fus percuté avenue des Fleurs par une auto venant de gauche. Enfin je n’étais pas fautif !
Plus généralement, elle m’avait convaincu qu’il était beaucoup plus intéressant de découvrir le monde de nuit que de jour, aussi nous traînions souvent jusqu’à 4 heures du matin (au-delà le soleil menaçait de tout gâcher en se levant) assis dans la 2CV stationnée dans quelque coin de Nice ou de ses environs à refaire le monde. Nous avions décidé de prendre des vacances pendant un mois en ne voyageant que la nuit tombée et dormant le jour. Las, cette expérience nocturne ne dura guère. Pis, elle mit fin à notre relation.
Peu de temps après, Pénélope II était remplacée par Pénélope III dont j’ai conté l’histoire dans un blog précèdent. Ma mère avait fait l’acquisition d’une magnifique et fragile Mini Austin d’un vert très anglais et elle me léguait sa voiture. Mais Pénélope II ne disparut pas de la famille pour autant, car elle échu à mon frère cadet, Bernard. Elle connut alors un destin extraordinaire. L’un des proches amis de mon frère (et de moi-même), Vivien Isnard, peintre aujourd’hui très renommé de l’École de Nice, la revêtit intégralement d’une peinture multicolore et psychédélique qui en fit une œuvre d’art ambulante. Je mettrais sa photo dans ce blog dès que je récupérerai un cliché d’elle sous sa robe somptueuse. J’ignore finalement quand, sombrant sous les incidents mécaniques, Pénélope II fut finalement immolée…