L'élegance du herisson
Je ne sais pas si vous avez lu ce livre de Muriel Barbery, qui est fort à la mode et pas forcément pour de bonnes raisons.
Quoi qu’il en soit, je vais vous donner le mien.
C’est un bon livre, mais ce n’est pas un roman. C’est une critique, ou même une satire de la « bonne » société parisienne, cela c’est la mauvaise raison du succès du livre. La mère qui s’offre des analyses et arrose ses plantes, la concierge méprisée, le critique gastronomique suffisant et ainsi de suite, tout le monde en a pour son argent dans cette société arrogante qui essaie de se rassurer en méprisant ou au mieux en ignorant son prochain. Vous sourirez peut-être à quelques tableaux, j’espère que vous vous contenterez de rire jaune, par exemple lorsque le psy est démasqué.
Passons aussi sur l’amour du Japon et des Japonais que je partage largement mais qui prend dans ce livre une forme idolâtre que je trouve exagérée. La culture japonaise est une merveille, mais elle ne saurait se séparer de la société japonaise sans devenir une icône. Et une icône, ce n’est guère vivant.
Mais « L’Elégance du Hérisson » est surtout un livre philosophique qui se cache sous une forme romancée. Si bien que la véritable héroïne, de mon point de vue ce n’est pas la concierge mais la petite fille. Quels messages au travers de Paloma et plus rarement de Mme Michel (et pas Madame, nuance), Muriel Barbery nous fait-elle passer ?
En tout premier lieu que la vie est absurde : «Parmi les personnes que ma famille fréquente, toutes ont suivi la même voie : une jeunesse à essayer de rentabiliser son intelligence, à presser comme un citron le filon des études et à s’assurer une position d’élite et puis toute une vie à se demander avec ahurissement pourquoi de tels espoirs ont débouché sur une existence aussi vaine. Les gens croient poursuivre les étoiles et ils finissent comme des poissons rouges dans un bocal. Je me demande s’il ne serait pas plus simple d’enseigner dès le départ aux enfants que la vie est absurde. ». Pauvre petite fille riche…
Mais c’est un sacré bon départ que de poser que la vie est absurde. Alors on fait quoi ? Pamela finira par trouver et donc renoncera à se suicider, malgré la force de ses prolégomènes. Il reste que c’est vrai, la vie est absurde et c’est tout le problème de l’être humain. Quelles raisons s’inventer pour vivre ? comment fuir le problème ? comment ignorer le scandale de la mort ? Et c’est ce supplice auquel est soumis l’esprit humain qui permet aux beaux parleurs de dominer le monde.
En contrepoint de Paloma, Mme Michel n’a pas d’autre réponse à l’absurdité de la vie que de se cacher sous l’accoutrement de concierge. Elle convient que la phénoménologie est une escroquerie et que Kant lui-même est obligé de reconnaître qu’il ne connaît pas grand-chose du monde. C’est là le problème. On se fracasse toujours le crâne contre un mur quand on cherche à comprendre le monde. Bête. Et ce n’est pas en arrosant les plantes vertes que l’on trouve la solution. Pamela le sent bien : « C’est comme ça que maman voit la vie : une succession d’actes conjuratoires, aussi inefficaces qu’un coup de pschitt (sur une plante verte), qui donnent l’illusion de la sécurité ». La sœur de Paloma, Colombe, est du même bois. « Colombe est tellement chaotique au-dedans, vide et encombrée à la fois, qu’elle essaye de mettre de l’ordre en elle-même en rangeant et en nettoyant son intérieur ». Et vlan pour les obsédés de l’ordre, les ayatollahs des patins…
Mme Michel, elle, a mis au point une parade contre le chaos avec « le rituel du thé, cette reconduction précise des mêmes gestes et de la même dégustation, cette accession à des sensations simples, authentiques et raffinées (…) a cette vertu extraordinaire d’introduire dans l’absurdité de nos vies (revoilà l’absurde) une brèche d’harmonie sereine. » Et elle y ajoute un souffle de poésie dont je ne saurais vous priver : « Oui, l’univers conspire à la vacuité, les âmes perdues pleurent la beauté, l’insignifiance nous encercle. Alors buvons une tasse de thé. Le silence se fait, on entend le vent qui souffle au-dehors, les feuilles d’automne bruissent et s’envolent, le chat dort dans une chaude lumière. Et dans chaque gorgée se sublime le temps. »
S’attaquant au personnage de Pierre Arthens, le « pape » de la gastronomie, Paloma règle à juste titre son compte à la gastronomie française. « Si vous voulez mon avis, la cuisine française c’est une pitié (là encore, je suis tout à fait d’accord). Autant de génie, de moyens, de ressources pour un résultat aussi lourd…Et des sauces et des farces et des pâtisseries à s’en faire pêter la panse ! C’est d’un mauvais goût…Et quand ce n’est pas lourd, c’est chichiteux au possible : on meurt de faim avec trois radis stylisés et deux coquilles Saint-Jacques en gelée d’algues dans des assiettes faussement zen avec des serveurs qui ont l’air aussi joyeux que des croque-morts ». Et vlan pour la cuisine française laissée sur place à force d’arrogance par la cuisine italienne, sans même mentionner la cuisine japonaise !
Puis Paloma, qui n’aime pas plus sa grand-mère, « une sale vieille », que la cuisine française, se dit pourtant qu’il ne faut pas oublier les vieux. « Il ne faut pas oublier que le corps dépérit, que les amis meurent, que tous vous oublient, que la fin est solitude. Pas oublier non plus que ces vieux ont été jeunes, que le temps d’une vie est dérisoire, qu’on a vingt ans aujourd’hui et quatre-vingts le lendemain. » Donc, conclut Paloma, il faut « se dire que c’est maintenant qui importe : construire, maintenant, quelque chose, à tout prix, de toutes ses forces. » Mais cela veut dire quoi, construire ? Pour Paloma, il s’agit de « trouver la tâche pour laquelle nous sommes nés et l’accomplir du mieux que nous pouvons, de toutes nos forces, sans chercher midi à quatorze heures et sans croire qu’il y a du divin dans notre nature animale. (…) La liberté, la décision, la volonté, tout ça : ce sont des chimères. Nous croyons que nous pouvons faire du miel sans partager le destin des abeilles ; mais nous aussi, nous ne sommes que de pauvres abeilles vouées à accomplir leur tâche puis à mourir. » Et Mme Michel d’ajouter, à propos de l’élite à laquelle se targuent d’appartenir d’abominables abrutis : « Appartenir à l’élite, c’est devoir servir à la mesure de la gloire et de la fluidité dans l’existence matérielle qu’on récolte pour prix de cette appartenance. (Dans ce cas) je dois me préoccuper du progrès de l’Humanité, de la résolution de problèmes cruciaux pour la survie, le bien-être ou l’élévation du genre humain, de l’advenir de la Beauté dans le monde ou de la juste croisade pour l’authenticité philosophique (…) Car en pareille matière, seule importe l’intention : élever la pensée, contribuer à l’intérêt commun ou bien rallier une scholastique qui n’a d’autre objet que sa propre perpétuation et d’autre fonction que l’autoreproduction de stériles élites -par où l’Université devient secte. » Eh oui…
Quant à Paloma, elle se tourne vers ceux qui sont l’antithèse de la supposée « élite », les brûleurs de voitures. Pourquoi est-ce qu’on brûle une voiture, se demande t-elle ? Sa réponse, elle la trouve en s’interrogeant sur l’avenir d’un petit garçon thaïlandais, adopté et déraciné. « Comment exister si on ne sait pas où on est ? (…) alors on brûle des voitures parce que quand on n’a pas de culture, on n’est plus un animal civilisé : on est une bête sauvage. Et une bête sauvage, ça brûle, ça tue, ça pille. ». Paloma, elle-même, se sent une bête sauvage en ce sens qu’elle est trop sensible aux dissonances, aux mensonges, aux contradictions, à l’hypocrisie. À ce titre, moi aussi je me sens une bête sauvage !
Finalement, ou presque, Paloma comprend ce qui la fait souffrir et en même temps pourquoi elle ne va pas se suicider : « j’ai compris que je souffrais parce que je ne pouvais faire de bien à personne autour de moi. J’ai compris que j’en voulais à papa, à maman et surtout à Colombe parce que je suis incapable de leur être utile, parce que je ne peux rien pour eux. Ils sont trop loin dans la maladie, je suis trop faible. » Et puis, ayant rencontré Mme Michel et Kakuro, elle se dit qu’elle a envie de laisser les autres lui faire du bien. « Une petite fille malheureuse qui, au pire moment, a la chance de faire des rencontres heureuses. Est ce que j’ai moralement le droit de laisser passer cette chance ? »
Nous sommes tous des « petites filles malheureuses » qui font parfois des rencontres heureuses et qui les acceptent ou les refusent, et selon le cas, la vie change de couleur passant du gris au rose ou au noir…
Même en laissant de côté la fin du livre, vous voyez qu’il y a beaucoup de réflexion à glaner dans ce livre et de sujets de discussion. C’est en tout cas ainsi que je l’ai perçu en m’identifiant à Paloma plus qu’à Mme Michel….