La merveilleuse élection présidentielle de 2002
Dans un article intitulé « La farce des élections législatives de 1997 », je vous ai présenté le 4 septembre dernier, sans souci de l’actualité, comment notre classe politique manipule les élections. N’ayez crainte, ce sera encore le cas aux prochaines élections. Mais regardez déjà ce qui s’est fait dans le passé proche, afin de prévoir la suite :
Assuré par la manœuvre des élections législatives de 1997 d’être à la fois le chef de l’opposition et le candidat de la droite institutionnelle, Jacques Chirac aborde confiant les élections présidentielles de 2002. Il avait d’autant plus raison qu’une divine surprise l’attendait, encore qu’en politique, les divines surprises se préparent de longue main…
À la fin 2001, on dénombrait quatorze candidats à la Présidence de la République, tous politiciens professionnels, le système de parrainage permettant d’écarter les candidats de la société civile. Les électeurs avaient apparemment le choix, au moins au premier tour. Au second, on savait que ce choix se limiterait forcément à réélire soit le Président sortant, soit le Premier Ministre sortant. Exaltant.
Comme toujours, le fait de conduire le gouvernement depuis cinq ans avait affaibli la séduction qu’exerçait le Premier ministre sur son électorat, ce qui le plaçait dans une position délicate, à la fois candidat et chef de gouvernement, ne pouvant ni rejeter son propre bilan ni se présenter comme celui qui ferait plus tard ce qu’il n’avait pas réalisé en cinq ans. Du côté de la droite, la situation personnelle de Jacques Chirac s’était raffermie. Conforté par la décision de la Cour de cassation qui lui accordait l’immunité pénale, jouant des difficultés du gouvernement le président de la République s’activait à organiser son camp.
Il faut convenir que la fatigue liée à l’exercice du pouvoir, le nombre important de membres du gouvernement battus aux élections municipales, les révélations sur le passé trotskiste de Lionel Jospin, la polémique sur les fonds spéciaux ternissaient l’image de moralité mise en avant dès 1997 par le chef du gouvernement. Il subissait la remontée du chômage, l’assombrissement des perspectives de croissance, la reprise des attentats en Corse, les chiffres élevés de la délinquance, le rejet par le Conseil constitutionnel de certaines dispositions permettant d’assurer le financement des 35 heures. Il s’y ajoutait la fronde des gendarmes, des policiers et d’autres catégories sociales, ainsi que l’accusation par la gauche comme par la droite de ne pas réformer suffisamment.
Les résultats du premier tour furent pour lui une divine surprise : elle le plaçait péniblement en tête du premier tour (19,88% des suffrages exprimés), mais lui donnait comme adversaire au second tour Jean-Marie Le Pen (16,86 %) qui devançait de justesse Lionel Jospin (16,18 %). La partie était gagnée, par KO technique du candidat du PS. Jacques Chirac, tout en réalisant le plus mauvais score jamais obtenu par un président sortant, était désormais assuré d’être réélu au second tour. Avant d’analyser la manœuvre qui conduisit à sa réélection apparemment triomphale à la Présidence de la République, regardons les résultats du premier tour, qui donnent d’intéressantes informations sur les volontés et les tendances de l’électorat français en 2002.
Sur les 71,60 % d’inscrits qui s’étaient exprimés, la répartition des votes avait été la suivante :
- Par ordre décroissant de votes obtenus, le camp des candidats qui représentait l’opinion protestataire de gauche totalisait 26,71% des suffrages exprimés.
- Le camp des opposants de droite au pouvoir en place, représentait 23,43% des suffrages exprimés.
- Le camp des partisans du pouvoir en place était formé des candidats soutenus par le P.S., l’U.D.F. et l’U.M.P. Il rassemblait 49,88% des suffrages exprimés, soit à peine la moitié des votants.
- De plus, il est remarquable de noter que trois votants sur cent, soit un million d’électeurs, avaient pris la peine de se déplacer pour voter blanc, afin de signifier qu’ils refusaient de voter pour l’un quelconque des seize candidats en lice.
Ces observations effectuées, l’ordre d’arrivée n’était probablement pas une surprise totale pour l’équipe électorale de Jacques Chirac dirigée par Jacques Monod. Tous deux n’ignoraient pas que le retrait de la compétition de Charles Pasqua et les signatures finalement obtenues par J.M. Le Pen placeraient ce dernier dans une position électorale avantageuse. On pouvait même se demander s’ils n’avaient pas activement travaillé à ce résultat. Après tout, cela aurait été de bonne guerre.
Les électeurs s’étaient exprimés, voilà tout. Mais les hommes politiques et l’ensemble des corps constitués ne l’entendirent pas de cette oreille. Ils mirent aussitôt en scène l’expression du vote des électeurs français sur le mode tragique. Prenant des poses scandalisées, toutes tendances politiques confondues à l’exclusion naturellement du Front National, ils organisèrent la mobilisation de l’électorat afin qu’il se rende aux urnes au deuxième tour et qu’il vote pour Jacques Chirac. Ils assurèrent que l’avenir de la République en dépendait. Il est vrai qu’il aurait été du plus mauvais effet pour le système politique en place que les électeurs des candidats éliminés au premier tour rejoignent le camp des abstentionnistes. Si Chirac était réélu avec les 11 millions et demi de voix de son camp contre les 5 millions et demi du camp Le Pen Maigret, il obtiendrait bien 67% des voix des votants, mais il perdrait beaucoup de sa légitimité s’il y avait 24 millions d’abstentionnistes, deux fois et demie plus nombreux que ceux qui l’auraient élu.
Or le Président était la clé de voûte de tout le système politique. Les socialistes comprirent immédiatement l’enjeu et avec eux tous les corps constitués de la République qui appelèrent ensemble à voter Chirac et réussirent à faire baisser l’abstention en dramatisant l’enjeu de manière caricaturale.