Coup de force à Madagascar
Pour autant que je le sache, c’est une histoire vraie. Elle m’a été racontée par le fils de Cyprien.
Cela se passe au sud de Mananjary, située le long de l’interminable côte est de Madagascar. Il est vingt trois heures trente. Les craquements, les hululements, les aboiements bercent comme d’habitude le sommeil des quelques dizaines de paysans qui entourent Cyprien, le jeune patron chinois de la plantation.
À force d’économies, de solidarité familiale et surtout « d’affaires » plus ou moins juteuses, il a acheté, voilà bientôt six ans, une plantation de trois cent cinquante hectares en bonne partie plantée en cafiers, que lui a cédé un vieux colon français parti vivre sa retraite sur la Côte d’Azur. Depuis, il a travaillé dur, trop dur, ne rêvant que de gains toujours plus importants, traçant un jour une piste au bulldozer, constamment à l’affut de nouvelles méthodes de lutte contre les parasites, toujours prêt à améliorer ses techniques, sans relâche sur le dos des paysans.
Il est vrai qu’il a commencé tout petit. Dés sa plus tendre enfance, il a appris de ses parents fraichement immigrés de Canton comment grappiller un quart de centime en donnant un petit coup de pied discret sous la balance pour la rééquilibrer furtivement. Parti de si bas, avec une telle obsession du moindre gain, le paiement de soixante-cinq tonnes de café l’année dernière, en 1975, fut pour lui une jouissance infinie, une recette payée en francs CFA, en espèces sonnantes et trébuchantes.
Cette nuit-là, ses rêves sont peuplés d’images de prospérité, avec à ses côtés son fidèle réveil crème qui sonnera comme tous les matins à quatre heures trente précises. Il est propriétaire, il gagne de l’argent, plus que ses parents n’ont jamais imaginé en gagner, il est normal qu’il travaille. Tout est simple, tout est bien.
Dans le lointain, un bruit inhabituel se fraie petit à petit une voie dans la conscience du dormeur, un bruit de moteur lent, haché. Le bruit s’amplifie et quand Cyprien comprend que c’est un bruit de pales, il se lève en sursaut, ouvre les fenêtres dans la nuit avant même de comprendre. C’est que les événements, à cet instant, vont plus vite que sa conscience. Il n’a pas encore compris la nature de ces deux ombres noires qui surgissent brusquement au-dessus de la forêt pour se précipiter vers la grande clairière qui entoure la maison de maitre et ses dépendances, que les deux hélicoptères se sont déjà posés.
Cyprien ne comprend pas. Le Président vient lui faire une visite surprise ? ou bien il a une avarie et il doit se poser en catastrophe ? Cyprien a des amis un peu partout, y compris dans le nouveau gouvernement. Mais la situation politique est devenue instable. Au Président Tsiranana a succédé depuis octobre 1972 une transition militaire dirigé par le Géneral Gabriel Ramanantsoa. Ce dernier a été récemment remplacé par le capitaine de frégate Didier Ratsiraka, qui a proclamé l’avènement de la République Démocratique Malgache, le 21 décembre dernier. Plus curieux qu’inquiet, Cyprien s’habille rapidement, descend les escaliers et se précipite dehors au moment même où les portes du premier hélicoptère MI 8 s’ouvrent.
Il en surgit une dizaine de parachutistes casqués et mitraillettes au poing qui prennent position autour des bâtiments de la plantation sans prendre garde aux aires de séchage, imités par un deuxième groupe qui dégorge de l’autre hélicoptère. De leur côté, réveillés en sursaut par le vacarme, les employés de la plantation sortent de leurs lits, éberlués par cette brutale intrusion. Face à Cyprien, un lieutenant parachutiste du 1er RIAM[1] se présente. Ce n’est pas un Mérinas, ni un Betsimisarakas ni un Betsileo[2], mais un côtier.
On ne pourra donc pas discuter avec lui, pense Cyprien, qui craint tout d’un coup le pire, et c’est bien ce qui lui tombe dessus tandis que le vent se met à secouer les caféiers, car le lieutenant, au garde à vous et dans une tenue exagérément impeccable, lui transmet des ordres sur un ton glacé :
« Restez où vous êtes. Lisez ce document. C’est un ordre de saisie. Votre propriété est nationalisée, dans sa totalité. À partir de cet instant, vous ne devez toucher à rien. Vous pouvez cependant dormir encore ici ce soir, sous notre protection. Nous attendons l’arrivée de l’administrateur chargé de gérer ce domaine au nom de l’Office National du Café. Vous quitterez ensuite la plantation en n‘emportant que vos affaires personnelles. Les ouvriers restent, ils sont réquisitionnés par la République Démocratique. » Cyprien, atterré, ne trouve pas d’autre question à lui poser que de lui demander quand il sera là, cet administrateur. « Dans quelques jours. » Et il connaît lui, le lieutenant, la raison de son expropriation ? « Ordre de la République Démocratique de Madagascar ».
Trois semaines plus tard, Cyprien a quitté la plantation. Pendant un mois, il a erré, abattu, à Mananjary. Puis il a pris un avion pour Paris. Avec l’argent de la dernière récolte de café qu’il a réussi à soustraire en partie au blocage des fonds opéré dans les banques malgaches, il a ouvert un restaurant chinois dans la capitale et il a pris la nationalité française.
La nostalgie de la Grande Ile ne l’a pas quitté. Il pense souvent à ses vieux amis de là-bas, dont certains font partie du gouvernement malgache. Il ne leur en veut pas d’avoir nationalisé ses biens. Il est un peu triste d’avoir perdu cette harmonie qu’il avait brièvement réussi à réaliser entre sa prospérité, la vie familiale et la liberté dans l’espace malgache. Il parle avec pudeur de la misère de ses ouvriers abandonnés à leur sort. Il le sait, ces derniers se débattent pour survivre, qui sur place, qui à Antananarivo, vivant à quatre dans une chambre du maigre salaire de l’un, de la bourse de l’autre, des broderies sur nappe du troisième et des revenus de mendicité du dernier.
La vie est dure pour eux d’autant plus qu’ils savent que l’ancienne plantation est quasiment abandonnée. De cyclones en inondations, la route qui mène à la plantation s’est effondrée. Il faut sortir le café de la plantation en pirogue, à la force des pagaies, non sans que les esquifs parfois ne se renversent, noyant les drupes. Une bonne partie de la récolte pourrit sur place, faute de sécher les drupes à temps. L’administrateur habite à Mananjary. Il ne sait que dire aux paysans qui ne savent que faire et l’Office National du Café ne parvient à tirer de la plantation que deux misérables tonnes de café par an, au lieu des soixante-cinq qu’obtenait Cyprien sur des terres dont il espérait qu’elles lui donneraient un jour deux cents tonnes.
Mais tout cela, c’est fini, à quoi bon rêver ? Les regards tristes croisent d’autres regards tristes et personne n’en veut à personne. Le long terme n’est pas fait pour eux.
[1] Le 1er RIAM (Régiment Inter Armes Malgache), constitué en 1960, comprend notamment une compagnie parachutiste basée à Antananarivo.
[2] Les Merinas constituent la population qui occupe la partie nord du centre de Madagascar, les Betsimisarakas occupent la majeure partie du littoral oriental de l'île, depuis la région de Mananjary au sud jusqu’à celle d’Antalaha au nord et les Betsileo forment les populations occupant la partie sud des terres centrales de Madagascar. Ces groupes ethniques sont brouillés depuis deux siècles avec les populations de la côte ouest, les côtiers, en majorité d’origine africaine.