L'ambassade de France les a livrés aux Khmers rouges
Douch, de son vrai nom Kaing Guek Eav, le directeur de la prison Tuol Sleng de Phnom Penh sous le régime des Khmers rouges, où quinze mille personnes ont été torturées et exécutées entre 1975 et 1979, a été récemment condamné dans la même ville à la prison à perpétuité par un tribunal parrainé par les Nations unies.
Côté français, on apprend, par le biais d’un procès en cours intenté par Billon Ung Boun Hor qui accuse depuis des années les autorités françaises d’avoir livré son mari aux Khmers rouges et de lui avoir volé une mallette contenant la bagatelle de 300000$, que le comportement des diplomates français de l’époque n’a pas été brillant au plan de la morale sinon franchement répréhensible au plan pénal.
Voici les faits, tels que nous les connaissons :
Cela se passe sous la présidence de Giscard d’Estaing, Jacques Chirac étant Premier Ministre. En ce funeste mois d’avril 1975, le Cambodge plonge dans le chaos. De nombreux ressortissants français et d'étrangers se ruent vers l'ambassade de France à Phnom Penh pour y trouver refuge. Le consul, Jean Dyrac, n'est pas préparé à gérer pareille crise, alors que le chargé d'affaires a été prudemment retiré du Cambodge par le Quai d'Orsay qui demande au consul de prendre contact avec le nouveau pouvoir.
Le 20 avril 1975, il pleut sur Phnom Penh lorsque quelques personnalités cambodgiennes quittent les lieux. Le petit groupe qui sort (volontairement ?) de l’enceinte de l’Ambassade de France comprend le prince Sirik Matak et ses deux gardes du corps, la princesse Manivann, sa fille, son gendre et ses petits-enfants, le ministre de la Santé, Loeung Nal, et le président de l'Assemblée nationale, Ung Boun Hor. Ils avancent vers les grilles sous le contrôle du consul et de ses collaborateurs. Deux gendarmes en civil veillent à la bonne marche de l'opération. Le portail s'ouvre, les passagers montent à bord des véhicules. La mort les attend, ils le savent.
Que s’est-il passé depuis leur arrivée dans l’ambassade quatre jours auparavant ? Les télégrammes échangés entre l’Ambassade de France et le Ministère des Affaires Étrangères (MAE) nous apprennent que la présence des dignitaires cambodgiens était jugée indésirable par Paris. Si la question se pose de savoir si la France aurait pu les sauver, il reste que ses diplomates les ont livré aux Khmers rouges sans barguigner. Les éléments d’information qui suivent sont extraits du dossier judiciaire instruit au tribunal de Créteil. Ils ont été publié dans la presse (les termes en italiques sont ceux des télégrammes diplomatique. Lorsqu’ils sont en gras, c’est de mon fait. Mes commentaires sont entre parenthèses) :
Le 17 avril 1975, Jean Dyrac annonce au MAE qu'Ung Boun Hor, président de l'Assemblée nationale, a « forcé l'entrée » de l'ambassade de France à 10 heures (la photo ci-dessus montre les gendarmes en civil en train de le ceinturer). « Il a excipé du droit d'asile pour la protection immédiate de sa vie, écrit le diplomate. Avec l'assistance des gardes de sécurité, j'ai tenté, mais en vain, de le refouler. Il est actuellement maintenu sous notre contrôle dans un de nos locaux. Par ailleurs, le prince Sirik Matak a cherché à me joindre par communication téléphonique pour obtenir également le droit d'asile. Je serais reconnaissant au département de bien vouloir me faire savoir d'extrême urgence la conduite à adopter à leur égard dans l'hypothèse où les nouvelles autorités demanderaient à ce que ces personnalités leur soient livrées. »
Le 17 avril à 12 h 50, Jean Dyrac au MAE : « Le prince Sirik Matak a réussi à pénétrer dans l'enceinte de notre ambassade en franchissant les grilles, avec deux de ses gardes du corps en tenue civile. »
Le ministre des Affaires étrangères, Jean Sauvagnargues a laissé carte blanche à Maurice Ulrich, qui dirigeait son cabinet, et à Claude Martin pour gérer cette crise. Maurice Ulrich joue aujourd’hui les Ponce-Pilate : « la question de savoir que faire en cas d'ultimatum des Khmers rouges ne s'est pas posée, puisque les personnalités ont quitté d'elles-mêmes l'ambassade. À aucun moment l'ordre de les livrer n'a été donné. ». Claude Martin est un jeune diplomate de 31 ans, qui a fait par la suite une grande carrière diplomatique. Il sait qu’en envoyant le télégramme qui suit, il les condamne à mort au nom du peuple français (notez le « et » comme si une seule raison ne suffisait pas) :
Le 17 avril à 14 h 09, du Cabinet du MAE à Jean Dyrac: « Le fait que le droit d'asile ne soit pas reconnu en droit international et le caractère particulier de votre mission ne nous permettent pas de donner satisfaction aux demandes du prince Sirik Matak et de M. Ung Boun Hor, ou de toute autre personne qui se présenterait à l'ambassade dans les mêmes conditions. Vous ferez savoir aux intéressés que nous ne sommes pas en mesure d'assurer la protection qu'ils attendent. Il leur reste dès lors à apprécier s'il n'est pas de leur intérêt de chercher refuge en un autre lieu et de quitter en tout état de cause rapidement le territoire de notre établissement ». (En un autre lieu ???? Quelle abominable hypocrisie.)
Le 18 avril à 15 h 18, de Jean Dyrac aux Directeurs du Quai : le consul explique que l'entretien avec les représentants Khmers rouges a été « d'une cordialité réservée » (encore heureux qu’elle soit réservée!). Ces derniers ont exprimé leur « vive satisfaction » que le nouveau pouvoir soit reconnu par le gouvernement français (ben, voyons). Ils ont demandé à visiter l'ambassade. « Ce à quoi nous leur avons répondu par la promesse d'établir dans les trois jours la liste de toutes les personnes présentes. » (belle résistance, que peuvent-ils demander de plus ?) Le consul ajoute que « suite ultimatum de la délégation du comité de la ville, je me trouve dans l'obligation, afin d'assurer la sauvegarde de nos compatriotes, de faire figurer sur la liste des personnes présentes dans l'ambassade :
1) le prince Sirik Matak et deux de ses officiers ;
2) la princesse Mom Manivong d'origine laotienne (troisième épouse du prince Sihanouk), sa fille, son gendre et petits-enfants;
3) M. Ung Boun Hor, président de l'Assemblée nationale ;
4) M. Loeung Nal, ministre de la santé.
Sauf ordre exprès et immédiat du département m'enjoignant d'accorder l'asile politique, je devrai, dans un délai qui ne pourra excéder 24 heures, livrer le nom de ces personnalités. »
En réponse, Le cabinet décide explicitement de livrer les personnalités figurant sur la liste précédente, y compris les enfants.
Le 18 avril à 18 h 10, le cabinet du ministre à Jean Dyrac : « Vous voudrez bien établir la liste nominative des ressortissants cambodgiens qui se trouvent dans les locaux de l'ambassade, afin d'être prêt à communiquer cette liste à l'expiration du délai qui vous est fixé. »
Le texte est signé par Geoffroy Chodron de Courcel, secrétaire général du Ministère des Affaires Étrangères.
Le 20 avril à 11 h 55, de Jean Dyrac au MAE : « Après intervention de ma part, le comité de la ville a autorisé ce matin les ressortissants cambodgiens qui s'étaient réfugiés dans notre ambassade à en sortir librement, à l'exception des personnalités de l'ancien régime. Ces derniers feront partie d'un autre groupe. ». (En pratique le « comité de la ville » les a autorisé à se faire assassiner par leurs soins).
Le 20 avril à 13 h 26, de la Direction Politique Asie du MAE à Jean Dyrac : « Veuillez préciser conditions départ envisagées pour groupe personnalités ancien régime. »
Le 20 avril 1975 à 14 h 44, de Jean Dyrac au MAE : « Le prince Sirik Matak et les personnalités citées en référence se sont présentés de façon très digne cet après-midi à un comité non identifié (Funk ou ANL) venu les accueillir en Jeep devant les grilles de l'ambassade. »
Ce qui est établi, c’est que les Khmers rouges ne sont venu les « accueillir » que pour les conduire à la mort. Un petit détail révélateur réside dans le fait qu’ils ne sont pas montés dans des Jeeps mais à l'arrière d'un camion à ordures.
Pour terminer cette triste histoire, il reste à évoquer le cas dramatique du prince Sisowath Monireth, saint-cyrien, ancien combattant de 1939, ex-légionnaire et chevalier de la Légion d'honneur. Il s’est présenté lui aussi devant l’ambassade le 17 avril 1975 pour demander l'asile, mais le portail est resté désespérément clos. Sous les regards des membres de l’Ambassade de France, il s’est détourné pour repartir à pas lents vers la mort…
Je tire un double enseignement de cette histoire:
1 Dans l’histoire récente, il n’y a pas que les harkis que les autorités françaises se sont crues autorisées à livrer à la torture et à la mort.
2 En cas de besoin, ne comptez jamais sur l’Ambassade de France pour vous aider. J’en ai fait l’expérience…