L'explosion bulgare
L’Islande, l’Irlande, la Grèce, le Portugal, l’Espagne, Chypre, vous connaissez la liste de plus en plus longue des pays qui se trouvent en crise sous la pression des emprunts des États et de leurs banques affiliées. Mais vous n’avez entendu parlé que fugitivement de la crise bulgare, preuve qu’il suffit que les medias ne braquent pas leurs projecteurs sur un aspect de l’actualité pour qu’il devienne un événement négligeable.
J’ai donc décidé de braquer mon propre projecteur sur l’affaire bulgare. À vous de décider si elle a une importance négligeable.
À la surprise générale, le mercredi 20 février dernier, le Premier ministre bulgare, Boyko Borisov, a démissionné. Le 12 mars suivant, le Président Rossen Plevniev a mis en place un gouvernement provisoire dirigé par l’ancien ambassadeur de Bulgarie en France, Marin Raïkov*, qui conduira le pays jusqu’aux législatives anticipées du 12 mai prochain.
À la tête du parti de droite GERB, Boyko Borisov avait, dans les jours précédents, oscillé entre la pure répression et des concessions face à la révolte populaire croissante. Il avait notamment essayé d’éteindre l’incendie en démettant de ses fonctions Siméon Diankov, ministre des finances et classique apparatchik de la Banque Mondiale, mais rien n’y avait fait.
La révolte de la population avait commencé avec l'augmentation de 13% du prix de l'électricité imposée par le fournisseur privé d’électricité tchèque CEZ.
Car en Bulgarie, on a privatisé la distribution électrique, ce qui a provoqué une augmentation pharamineuse des factures d’électricité aux particuliers: dans un pays où les retraites moyennes sont inférieures à 150 euros par mois et les salaires moyens autour de 400 euros, songez que les factures d’électricité peuvent désormais atteindre la somme astronomique de 170 euros par mois !
Il y avait longtemps que la corruption massive des partis politiques traditionnels, enrichis par la privatisation des entreprises d'État, avait suscité la colère montante de la société bulgare. S’y était ajoutée l’austérité budgétaire, avec son cortège de régression sociale, visant à réduire le déficit public à 0,5% (vous avez bien lu 0,5%!) du PNB, la monnaie bulgare, le Lev, devant être prochainement, sous la pression de l’Allemagne, remplacée par l’Euro.
L’augmentation du prix de l'électricité a donc constitué la goutte d'eau qui a fait déborder le vase.
Des personnes ont commencé à se réunir devant les locaux de la CEZ pour brûler leurs factures d’électricité. Dans certaines villes, les véhicules de l'entreprise ont été incendiés et les dirigeants pourchassés dans la rue. À Sofia, les manifestants ont affronté la police anti-émeute. Puis les manifestations sont montées progressivement en intensité. Le slogan qui s'est rapidement et naturellement imposé était celui de « Mafia!» lancé à la fois contre la droite (GERB) et le parti socialiste bulgare (PSB).
Les immolations par le feu se sont multipliées, sept au moment où j’écris ces lignes, obligeant le nouveau primat de l’église orthodoxe bulgare, le Patriarche Neofit à exhorter les Bulgares à résister au désespoir. La place centrale de Varna a été baptisée « Пламък » (flamme), à la mémoire de Plamen Goranov, ce jeune Bulgare de 36 ans, alpiniste et photographe, qui s’est immolé par le feu le 20 février 2013 devant l’hôtel de ville de Varna, au cours d’une manifestation contre la corruption de la classe politique locale (photo ci-dessous). Beaucoup le comparent désormais à l’étudiant tchèque Jan Palach qui s’est immolé par le feu le 19 janvier 1969, ou à Mohamed Bouazizi dont le sacrifice a donné le coup d’envoi de la révolution tunisienne. Il protestait notamment contre la corruption de Kiril Iordanov, le maire de Varna qui effectue son quatrième mandat et que l’on soupçonne de servir les intérêts du groupe TIM, qualifié par l’ancien ambassadeur américain à Sofia de « nouveau leader du crime organisé en Bulgarie ».
Depuis la mi-février, les Bulgares manifestent de manière quasi continue. Dimanche dernier des centaines de milliers de manifestants ont défilé à Sofia, à Varna, à Plovdiv et dans une trentaine de villes du pays pour protester contre la pauvreté et exprimer leur colère contre les élites politiques. Ils scandaient leur ras-le-bol des factures élevées, des revenus bas, de la corruption et des promesses des hommes politiques. Le Président de la République, qui a cru devoir se montrer à Sofia, a été accueilli par une bordée de sifflets.
Tous s'accordent à rendre responsables de leurs maux une classe politique jugée plus que jamais corrompue, mais la crainte s’exprime désormais que le pays ne se dirige vers une guerre civile, rien de moins, si cette classe politique là continue à s’accrocher au pouvoir. La presse bulgare est pessimiste. Le quotidien Troud observe un « virage populiste à composante nationaliste et d'extrême gauche » dans le pays, pronostiquant une campagne électorale «très agressive». Le Premier Ministre est soupçonné de manœuvrer pour apparaître, face au chaos qu’il a lui-même provoqué, comme le «Sauveur» de la Bulgarie…
Alors, ce qui se passe en Bulgarie est-il périphérique, particulier, sans importance ? Sans doute, pour ceux qui trouvent que les manifestations des chypriotes, des grecs, des portugais, des espagnols ne sont que des épiphénomènes et qui pensent que le vote des italiens présente un caractère folklorique. Pour eux, comment pourrait-on se soucier de ce qui se passe en Bulgarie? Il faudra qu'ils trouvent leurs distributeurs d'argent vides et leurs poubelles pleines pour convenir, qu'en effet, il se passe quelque chose...
Que l’on entende pourtant le vent de l’indignation morale qui s'y lève, car il n’y en a pas de plus redoutable pour les pouvoirs en place : dans le silence de nos medias, ces hommes qui, de désespoir, s’immolent par le feu constituent la braise d’une colère dont les flammèches s’allument chaque jour plus nombreuses en Europe…
* Marin Raïkov est le fils du diplomate Raïko Nikolov, un homme familier, trop familier, du monde politique français : c’est lui qui aurait recruté comme informateur Charles Hernu, qui aurait rédigé de 1953 a 1963 des rapports politiques pour les services secrets soviétiques, bulgares et roumains, avant de devenir…le Ministre de la Défense de François Mitterrand !