La foudre
En trois blogs, le récit des évènements qui ont été tout près, trente huit ans plus tôt, de vous priver de la lecture de mes blogs.
C’était la Noël 1976. Mon frère Bernard avait eu la brillante idée de proposer à son ami Jean, à Julie et à moi-même d’aller passer le réveillon du Jour de l’An à Budapest, avec l’aide de mon véhicule. Le rideau de fer ne s’était pas encore levé, mais Budapest était certainement la capitale la plus vivante de l’Europe de l’Est de l’époque. Il s’agissait d’aller en voiture de Nice à Budapest en deux étapes, en faisant une halte à Prague où Bernard et moi avions des relations complémentaires, lui des dissidents et moi un collègue américain d’origine tchèque.
Le hic allait se révéler être le véhicule. J’avais eu la mauvaise idée de rencontrer un bulldozer avec ma Citroën GS au mois d’octobre précédent en me rendant à Villars–Colmars pour préparer ma thèse. En attendant un nouveau véhicule neuf que j’avais commandé avec l’indemnité versée par l’assurance, j’avais acheté d’occasion une jolie Dyane 6 beige, qui pouvait transporter quatre personnes mais dont le chauffage était symbolique.
Or voici qu’en quittant la Côte d’Azur en cette fin décembre 1976, je transportais avec moi une tenace sinusite, qui ne m’avait pas paru un prétexte suffisant pour annuler notre périple. Ce faisant, j’avais sous-estimé les températures hivernales du Centre Europe. Tout de suite, traversant l’Italie, nous roulâmes dans une ambiance fraiche, malgré la présence de quatre personnes dans la voiture. Mais la capote, la fenêtre souvent ouverte par Jean qui avait besoin d’air et surtout des températures proches de moins 10 degrés n’eurent aucun effet positif sur ma sinusite. Je ne me souviens plus où nous fîmes étape avant de nous présenter à la frontière tchécoslovaque entre Ratisbonne et Pilsen, mais je me rappelle par contre l’atmosphère glacée, au sens figuré cette fois, de l’accueil des policiers, très « guerre froide » et de tout le cinéma que nous leur servirent en riposte en examinant attentivement chaque billet de banque libellé en couronnes tchécoslovaques, comme si c’était de la fausse monnaie.
En avançant vers Prague, la température extérieure baissait encore et moi je grelottais de plus en plus de fièvre. La ville était grise de neige sale, et moi je commençais à chercher les thermomètres, les médicaments et les médecins, tout en errant, transi de froid, dans cette ville qui apparaissait fantomatique à mes yeux enfiévrés.
Nous finîmes par rencontrer mes amis Isabelle et Kristian qui connaissaient Prague et donc ses médecins. Ils nous reçurent dans une grande pièce où trônait un immense poêle en faïence auprès duquel je tentais de me réchauffer. Mais j’avais bien une température de 39 à 40 quand je fus reçu par le médecin qu’ils m’indiquèrent et qui officiait à l’hôpital. Ce dernier décida de m’administrer un lavage des sinus avec de l’eau salée, rien de bien méchant. En outre, il décida de me garder pour plus de sureté à l’hôpital pour la nuit. On devait être le 30 décembre 1976 au soir. Je m’endormis dans cette chambre, rassuré d’être pris en main et certain d’en sortir rapidement pour continuer notre voyage vers Budapest.
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Puis, la foudre s’abattit sur moi ! Je ne me rappelle plus de rien, sauf de petits bouts de lucidité où je me retrouve sur une civière, ou bien je ressens dans ma gorge de fortes brûlures provenant d’un examen que l’on me pratiquait ou bien encore je me vois observant avec curiosité un appareil médical en bois verni, qui devait bien dater de quelques décennies.
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Je n’émergeais de ce brouillard qu’une semaine plus tard. Allongé sur un lit, le bras bloqué par une perfusion fixée sur un pied à roulettes, je regardais autour de moi. Au dessus de ma tête, un drap mouillé servait de toit de lit. J’appris plus tard que le personnel de l’hôpital usait de cette technique pour humidifier une atmosphère asséchée par les radiateurs bouillants installés dans l’édifice. Toute la tuyauterie souffrait d’ailleurs de cette surchauffe, puisque j’entendis à de multiples reprises les joints laisser échapper des jets d’eau bouillante au travers du bâtiment.
La salle dans lequel je me trouvais contenait dix ou peut–être vingt lits. Je compris plus tard qu’il s’agissait d’une salle de réanimation.
À cet instant, j’étais tout à fait conscient, mais c’était la première fois depuis je ne savais combien de temps. Sur ma table de chevet, un livre que j’avais apporté avec moi à Prague, « Lettre ouverte aux femmes politiques » de Michel Jobert, écrit dans le style incisif qu’on lui connaît. Je l’ai lu d’un trait, ce qui me rassura sur l’état de mes facultés mentales.
Mais, pendant ce temps, personne ne s’occupait de moi. À ma gauche un homme râle longuement, puis on le recouvre d’un drap et on l’emmène : il est mort. À ma droite, on installe une jeune et jolie femme avec qui je nourris un moment l’espoir de nouer conversation. Mais voilà qu’elle ne fait pas long feu, non plus. Une demi heure à peine et elle décède sans un mot, sans un râle.
Je prends peur. J’appelle. Personne ne répond, personne ne vient. Je décide de renverser l’appareil de perfusion.
À SUIVRE...