La tolérance comme capitulation de l'esprit
Il y a un mois, plus précisément le 8 juillet dernier, j’ai écrit un blog intitulé « Que faire ? » dans lequel je soutenais que l’homme me semblait fort capable de maîtriser les techniques qui lui permettront de survivre sur la Terre. En revanche, le fétichisme pour les outils intellectuels forgés dans le passé risque fort de freiner le nécessaire changement de vision du monde que cette adaptation aux nouvelles conditions de vie implique pour l’espèce humaine.
Dans le passé, la pensée scientifique a représenté un extraordinaire bond en avant de la pensée humaine, puisqu’elle lui a permis de se libérer de tout préjugé sur ce qui est vrai ou faux. Avec elle, l’observation et la mesure sont devenus l’alpha et l’oméga de toutes les constructions scientifiques, au point d’être considérées comme indépassables. C’est tout juste si les scientifiques concèdent, à regret, qu’il subsiste quelques rares domaines, comme l’amour ou l’art, qui ne relèvent pas de la science. Et encore…
Or, à partir du moment où la vérité ne peut être que scientifique, la démarche scientifique devient une doctrine. Mais cette doctrine est contredite par les scientifiques eux-mêmes. D’un côté, la pensée scientifique postule que tout, absolument tout, est explicable pour l’homme armé de sa conscience et d’un autre côté les scientifiques, armés de leurs méthodes, ont constaté avec beaucoup d’honnêteté et quelque stupeur, qu’ils étaient incapables de tout expliquer. Au cours du dernier siècle[1], ils ont en effet remis en cause l’objectivité de leurs expériences et de leurs découvertes en observant que les chercheurs choisissaient par convention les hypothèses qui leur convenaient, ce qui déterminait largement les résultats qui en découlaient. De plus, au cœur de l’outil scientifique, il est apparu que la logique était dans l’incapacité de déterminer si une proposition était vraie ou fausse. Aussi, les résultats scientifiques sont-ils devenus plus incertains, les conclusions que les scientifiques en ont tirés plus subjectifs, donc de plus en plus sujettes à caution. Les idéologies s’en apparent désormais fréquemment, comme en témoigne le débat scientifique suspect sur le réchauffement de la planète[2]. Il en résulte que la confiance dans les recherches scientifiques s’érode progressivement tandis que l’humanité est toujours sommée d’adhérer sans réserve à un raisonnement scientifique saisi par le doute. C’est faire fi du besoin profond, du besoin immémorial, du besoin fondamental de l’espèce humaine pour la vérité.
La vérité justement, c’est que la science domine toujours la pensée humaine parce que personne ne peut proposer de système alternatif pour la remplacer. Une autre démarche est pour le moment inconcevable pour nos esprits façonnés par la science, comme cela est déjà arrivé, pendant la Renaissance, aux esprits façonnés par la religion dont le principe central était la croyance : ils ont eu un mal fou à le remplacer par le principe d’expérience.
Aujourd’hui, le monde actuel est entièrement façonné par la pensée scientifique. Où que l’on se tourne, la quasi-totalité des principes d’analyse et d’action qui nous sont proposés est directement issue de la pensée scientifique. Par exemple, et ce n’est pas un exemple mineur, il suffit d’observer que l’individualisme, si représentatif de l’état d’esprit moderne, est le pur produit de l’esprit scientifique. En effet, pour que l’individu s’affirme dans les mœurs et dans les lois, il a fallu que la science postule que l’esprit humain était capable, par la grâce de la raison, de faire la différence entre ce qui est juste ou faux et que la vérité émergeait de l’individu, et de lui seul. Il en est résulté, entre autres, la doctrine juridique des droits de l’homme et la doctrine économique du laissez faire ; cette dernière a engendré l’économie de marché actuellement qualifiée de mondialisation.
Lorsque le doute saisit la science, il contamine les systèmes qu’elle a forgé. Le postulat posant que l’individu est par définition doté de la raison n’est plus très solide, après trois ou quatre siècles d’expériences in vivo. Il a fallu admettre que l’individu pouvait être déraisonnable, ce qui remettait en cause la doctrine de l’individualisme. Or, personne ne sait au profit de quelle improbable raison collective il convient de la remplacer. C’est pourquoi il est apparu nécessaire aux scientifiques, pour maintenir un semblant de cohérence dans la vision de l’être humain qu’ils s’efforcent d’imposer à l’humanité, de mettre le concept de tolérance au centre du fonctionnement des sociétés. Il s’agit en effet d’accepter la déraison, la sienne et celle des autres, sans remettre en cause l’individualisme. C’est ainsi que la tolérance s’impose comme un élément du doute scientifique appliqué aux sociétés humaines. Elle fait que nous n’avons plus le droit de dire ce qui nous paraît juste ou faux, bon ou mauvais, parce qu’exprimer notre vérité, que plus personne n’ose affirmer comme étant LA vérité, offense la vérité de l’autre qui est, par définition, ni plus ni moins contingente que la nôtre.
Du coup, la confiance dans nos systèmes de pensée s’effrite et, par contrecoup, notre foi dans l’avenir s’effondre.