La vocation contrariée
3 Août 2010 Publié dans #INTERLUDE
Nous avons quitté Lady Slane, le 28 juillet dernier, alors qu’un vieux monsieur vient de lui faire une déclaration d’amour, avec un demi-siècle de retard.
Encouragé par le silence de Lady Slane, FitzGeorge n’hésita pas à lui asséner une « vérité » supplémentaire :
« Il me semblait que vous étiez mal assortis. Certes, vous jouiez votre rôle de manière admirable, si admirable que cela a éveillé mes soupçons. Franchement, Lady Slane, qu’auriez-vous fait de votre vie, si vous n’aviez pas épousé ce charlatan ? »
- Un charlatan, Monsieur FitzGeorge ?
- Je sais, il s’est même arrangé pour être un très honorable Premier ministre! Il possédait plus de charme qu’aucun homme que j’ai connu, un atout dont justement tout homme raisonnable évite d’abuser. Et lui en a largement abusé. Lady Slane, vous avez dû beaucoup en souffrir? »
Lady Slane se rappela combien cela avait été difficile de partager la vie d’un être aussi charmant, aussi truqueur, aussi glacial, et de l’aimer. Elle finit par avouer :
« J’aurais voulu être peintre.
- Ah ! Merci. Vous me donnez la clef que je cherchais. Vous étiez donc une artiste ! Je comprends maintenant pourquoi vous aviez parfois l’air si tragique lorsque vous croyiez que l’on ne vous observait pas.
- Mon cher Monsieur FitzGeorge ! s’écria Lady Slane, ne parlez pas de moi comme si ma vie avait été une tragédie ! J’ai eu tout ce dont les femmes rêvent : la situation, le confort, les enfants, un mari que j’aimais. Je n’ai à me plaindre de…Rien.
- Sauf que vous avez été volée de la seule chose qui importait pour vous, puisque rien ne compte plus pour un artiste que l’accomplissement de ses dons ! Regardez les choses en face, Lady Slane ! Vos enfants, votre mari, votre belle situation n’étaient que les barrières qui vous détournaient de vous-même. Vous les avez choisis comme substituts à votre vocation. Le jour où vous vous êtes engagée sur ce chemin, même si vous n’en étiez pas consciente, vous avez péché contre votre propre vérité. »
Lady Slane mit ses mains sur les yeux.
« Oui, dit-elle faiblement, oui, vous avez raison. Mais ne soyez pas cruel ! j’ai payé. Et ne blâmez pas mon mari !
- D’accord. Il vous a donné ce que vous pouviez désirer. Il vous a presque tuée, c’est tout. L’homme tue la femme. La femme aime être tuée. Savez-vous que j’ai tout compris à Fathipur Sikhri ? Et cette conversation n’est que la conséquence de celle que nous n’avons pas eu autrefois »
Lady Slane chuchota :
« oui, une conversation interrompue pendant cinquante ans...
- Et que nous ne reprendrons plus jamais. Certaines choses doivent être dites. Celle-ci en faisait partie. Maintenant nous pouvons être amis. »
Ayant ainsi établi les bases de leur amitié, Monsieur FitzGeorge considéra comme acquis qu’il était le bienvenu, l’accompagnant dans ses lentes et incertaines promenades vers Hampstead Heath. Il sentait encore vivre l’amour qui aurait pu le détruire, s’il n’avait pas été assez sage pour y renoncer, mais en même temps assez fou pour y rester fidèle pendant cinquante ans.
Un jour, pour s’excuser de rappeler à Lady Slane un nouveau détail de leur lointaine rencontre, Monsieur FitzGeorge remarqua qu’à vingt, trente ou quarante ans, on peut encore remettre ce que l’on a à faire ou à dire au lendemain, mais qu’à partir d’un certain âge, remettre à plus tard ce que l’on doit faire aujourd’hui, c’est provoquer le destin.
En effet !
Il ne fallut pas attendre plus longtemps que le lendemain de cette ultime conversation pour que la nouvelle de la mort brutale de Monsieur FitzGeorge n'atteigne Lady Slane de plein fouet.
Quand elle apprit qu’il lui avait légué toute sa considérable fortune, entièrement constituée d’œuvres d’art, elle comprit que l’ultime cadeau qu’il lui faisait était celui de lui permettre d’être enfin elle-même, non en devenant riche mais en rejetant cet héritage tentateur. Ce qui fut fait au travers d'un don aux hôpitaux publics , au grand dam de ses enfants qui, en représailles, cessèrent tout à fait de lui rendre visite.