L'éternel retour
6 Août 2010 Publié dans #INTERLUDE
Il y a trois jours, je vous racontais que le décès de M. FitzGeorge laissa Lady Slane dans une grande solitude, car elle avait noué avec lui de profonds liens d’amitiés.
Vivant comme un anachorète, elle n’attendait désormais rien d’autre de la vie que la paix. Cela ne l’empêchait pas d’observer de loin les faits et gestes de ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, comme si, malgré son détachement, elle se sentait encore responsable de leur existence. Elle savait bien pourtant que tous finiraient par se couler dans le moule que le monde avait préparé à leur intention.
Alors qu’elle se rendait compte qu’elle perdait peu à peu le sens des réalités, elle reçu la visite inattendue d’une de ses arrières petites filles, Deborah.
Lady Slane était inquiète de cette visite, car elle craignait de ne plus disposer de l’agilité mentale pour participer à une conversation qu’elle imaginait banale, convenue et probablement décousue. Elle ne s’attendait pas du tout à ce que Deborah commence par s’agenouiller à ses pieds, et la remercie de sa décision de faire don de l’héritage de M. FitzGeorge aux hôpitaux. Trop émue pour prononcer un mot, elle se contenta de poser sa main sur la tête de la jeune fille et de l’écouter.
Deborah s’épancha auprès d’elle. Ses fiançailles avaient été une erreur, expliqua-t-elle. Elle n’y avait souscrit que pour complaire à son grand-père. C’était lui qui rêvait de la voir un jour Duchesse, pas elle ! Cela n’avait aucun sens, alors qu’elle, Deborah, rêvait de devenir musicienne ! Bon, elle n’avait rien contre le mariage, à condition de partager sa vie avec un homme qui ait les mêmes valeurs qu’elle! Mais comment s’entendre avec quelqu’un qui ne visait qu’à une réussite matérielle ? Elle avait failli céder sous la pression de sa famille, mais le déclic qui l’avait fait réagir était venu de la décision de son arrière-grand-mère de renoncer à la fortune de M. FitzGeorge. C’était son arrière-grand-mère qui lui avait donné la force de rompre ses fiançailles !
Deborah continuait de se confier à son arrière-grand-mère. Ce qu’elle voulait, c’était prendre ses distances avec un monde qu’elle trouvait fou ! Elle avait l’impression que tous ces gens s’étaient mis d’accord pour lui imposer leurs idées, au lieu de l’écouter ! Au contraire, elle appréciait les rares personnes qui consentaient à l’écouter et à comprendre qu’elle était animée d’une foi qui donnait un sens à sa vie.
« Pourquoi devrais-je accepter les idées des autres ? Qui a raison, grand-maman, le monde ou moi ? »
Lady Slane se laissait bercer par le discours impétueux de son arrière-petite-fille. Dans son esprit, une confusion se produisait entre Deborah et elle. Elle rêvait que sa vie recommençait, qu’au lieu d’épouser Henry, elle s’était enfuie de chez elle pour réaliser sa vocation. Elle murmura :
« Continue, ma chérie, j’ai l’impression que tu parles à ma place.
- Donc, grand-maman, est-ce moi qui aie tort, ou eux qui se trompent ? »
Dans le crépuscule qui envahissait son esprit, Lady Slane sentait une jeune fille décidée, ferme, invincible. Elle comprit confusément que Deborah n’attendait d’elle qu’un encouragement et trouva la force de lui répondre :
« Oui, ma chérie, c’est toi qui as raison. »
Elle perçut que Deborah se détendait en se laissant aller contre son arrière-grand-mère, qui semblait la protéger, la réchauffer pour lui donner la force de se lancer dans la vie. Faisant mine de rester lucide, elle se lança dans un confus soliloque ponctué de pénétrantes observations sur la vie, puis se tut.
Deborah craignit de l’avoir fatiguée : la vieille dame était endormie, le menton penché sur ses dentelles, ses mains fines reposant sur ses genoux. Elle se leva très lentement, quitta le salon silencieux, prenant bien soin de ne pas claquer la porte.
Un moment plus tard, apportant le plateau chargé d’une théière et de petits gâteaux, sa servante la découvrit morte…
Ce fut son logeur, Monsieur Buckrout qui fit son épitaphe, en observant qu’elle ne s’était jamais sentie à l’aise dans ce monde et que si elle avait eu tout ce qu’il y avait de mieux, en fait elle n’en avait jamais voulu.