Le droit de vivre comme on l'entend?
19 Juillet 2010 Publié dans #INTERLUDE
Pour Lady Slane, le temps était enfin venu de faire le bilan de sa vie.
Elle se rappela donc le jour lointain de ses fiançailles avec Henry. Le moment où elle avait suivi son futur époux dans le jardin, l’instant où il s’était assis à ses côtés prés du lac et celui où il s’était penchée vers elle en lui parlant tout d’un coup d’un ton grave pour lui demander de devenir sa femme. Soudainement, il s’était situé dans un autre monde, celui des gens qui se marient, conçoivent, portent et élèvent des enfants, donnent des ordres aux domestiques, payent leurs impôts, jonglent avec les dividendes. Et il voulait l’entrainer dans ce monde !
C’était impossible qu’elle accepte ! c’était ridicule ! Elle lui avait lancé un regard apeuré qu’il interpréta dans vergogne comme une approbation. Du coup, il la prit dans ses bras et l’embrassa sur les lèvres ! Avant d’avoir vraiment réalisée ce qui lui arrivait, elle vit sa mère sourire avec des larmes dans les yeux, son père poser la main sur l’épaule d’Henri, ses sœurs lui demander d’être ses demoiselles d’honneur et Henri la regarder avec un air de propriétaire. Un sentiment de panique l’envahit qui lui enleva tous ses moyens. Qui était donc cette Deborah que l’on venait de demander en mariage?
À 88 ans, elle pouvait enfin s’offrir ce luxe suprême de contempler sa vie sans aucune retenue.
Elle revit la jeune fille qu’elle était, marchant à pas lents, songeuse, les yeux baissés. Fraiche comme la rosée, fragile, impatiente. Elle revit sa peau tendre, ses courbes délicates, son regard profond et brillant. Elle ressentit sa jeunesse d’autrefois, pleine d’espoirs immenses. Ses rêves de fuite, de déguisements, sa vocation de peintre qu’elle sentait encore aujourd’hui vibrer en elle. Elle pensait toujours que la vie de créateur était la seule qui valait la peine d’être vécue, la vie de quelqu’un qui saurait pénétrer au cœur des choses. Elle se rappela les mois pendant lesquels elle avait secrètement vécu sa passion, préparant avec soin la réalisation de son projet. Pour que la lumière l’inonde à nouveau lorsqu’elle se sentait faiblir, il lui suffisait d’imaginer à quel point sa vie serait vide sans la peinture. Elle se remémora le soin extrême qu’elle avait mis à cacher son projet, l’image docile qu’elle s’efforçait de donner à son entourage.
C’est cette Deborah qui se sentit brutalement écrasée par les principes établis, au nom desquels on lui demandait de se marier pour vouer toute son existence à son futur époux. Sur ces principes, l’unanimité était totale, au point qu’elle en était presque convaincue elle-même. Elle sentait une sorte de toile d’araignée se tisser autour d’elle, en elle. Lorsque Henry revint avec une bague et que sa mère lui remit, brodé par des D et H entrelacés, suffisamment de linge pour gréer un voilier, elle se sentit définitivement perdue. Elle devint alors indifférente à toute l’agitation faite autour de son mariage. Et surtout elle ne comprenait toujours pas pourquoi elle devait renoncer à sa vie personnelle. Une timide tentative de dialogue avec Henry finit de l’édifier. Verrait-il un inconvénient à ce qu’elle fasse de la peinture ? Mais non, mais non ! il n’y voyait aucune objection ! Mais lorsqu’elle lui avoua qu’elle songeait à quelque chose de plus sérieux qu’un simple passe-temps, il se mit à sourire et lui déclara avec tendresse et un petit air supérieur, qu’à son avis, elle aurait bien d’autres activités pour occuper son temps !
Elle se sentit alors totalement piégée, et le détesta pour sa suffisance et la tranquille assurance avec laquelle il prenait la tête de la conspiration générale qui visait à l’empêcher de vivre comme elle l’entendait.
Elle avait bien compris que cette conversation marquait la fissure profonde qui venait de s’ouvrir entre le monde et elle. Ce qu’on lui signifiait, c’est qu’elle avait un rôle à jouer dans la vie et qu’elle n’avait qu’à s’y conformer, et avec grâce si possible.