Le secret d'une vie
Nous avons quitté Lady Slane juste avant son mariage, alors qu’elle se sentait piégée par Henry lorsqu’elle lui déclarait souhaiter faire sérieusement de la peinture. Ce dernier avait pris sa déclaration à la légère et ajouté, qu’à son avis, elle aurait bien d’autres activités pour occuper son temps. Lady Slane avait aussitôt compris que c’était lui signifier qu’un rôle lui était assigné dans sa vie, qui avait peu de choses à voir avec ses désirs, ses aspirations ou sa volonté personnelle.
Quand elle regardait sa vie au moment où elle s’achevait, elle comprenait bien que son rôle avait été d’être l’épouse d’Henry. S’était-il vraiment occupé d’elle ? Certes, elle devait bien reconnaître qu’elle avait mené une vie protégée. Mais Henri ne compensait-il pas ainsi ce qu’il lui avait imposé, le renoncement à sa liberté ? Ce qui la poussait à s’interroger, avec un détachement qui l’effrayait, sur la véritable nature de leur entente à tous deux ?
Le terme qui lui venait à l’esprit était celui de « confusion ». Pourtant, ses proches jugeaient que son mariage avait été une réussite parfaite et sa vie, une belle vie, qu’elle avait eu une vie heureuse. Heureuse ? qui pouvait vraiment affirmer qu’elle l’avait été ! Heureuse ! C’est un terme qui ne veut rien dire parce qu’il n’exprime en rien la complexité, la variété, la subtilité d’une vie !
Pour commencer, pouvait-elle affirmer qu’elle avait vraiment aimé son mari ? Ce n’était pas si simple à exprimer. En pensant à cet amour, elle voyait une longue ligne droite traversant sa vie, qui l’avait souvent blessée mais dont elle ne s’était tout simplement jamais sentie capable de s’éloigner. Elle avait tout abandonné pour lui, ses ambitions, sa vie personnelle, et, pour cette raison, elle pouvait bien en conclure qu’elle l’avait aimé, sans l’ombre d’un doute. Par contre, Ils avaient été comme deux versants d’une même colline, Henry l’homme d’action et elle, la contemplative. Or Henry l’avait privée de sa vraie vie pour vivre complètement la sienne et elle s’y était soumise à contrecoeur. Certes, il lui avait offert une autre vie, plus vaste. Certes, elle devait bien convenir qu’une part au moins de son être l’avait accepté puisqu’elle s’était donnée à ses enfants comme s’ils comptaient plus qu’elle-même. Mais au total elle n’avait jamais pu vivre sa propre existence, à laquelle s’était substituée celle qu’Henri et leurs enfants lui avaient imposée, à elle !
L’été avait pris fin. Au lieu de séjourner dans le jardin, Lady Slane effectuait de petites promenades sur Hampstead Heath, magnifié par ses arbres brunis et son horizon bleuté. Les visiteurs pour Lady Slane étaient rares ainsi qu’elle l’avait souhaité ; somme toute elle menait une existence agréable, faite de routines et de petites douleurs. La vie se limitait à de tout petits événements, un coup de sonnette, un colis de livres, des muffins pour le thé. Elle avait oublié que jusqu’à son terme, la vie réserve des surprises.
Cette dernière vint de l’irruption inattendue d’un certain FitzGeorge, qui lui rendit un jour visite en se présentant comme l’ami de l’un de ses fils et qui lui expliqua qu’il l’avait autrefois rencontré en Inde. Apparemment, avec un certain sans gêne, comme en jugea Lady Slane, il tenait à lui en rappeler les circonstances. C’était il y a bien longtemps et Monsieur FitzGeorge était alors un tout jeune homme. Doté d’une lettre d’introduction auprès du gouverneur, qui n’était autre que l’époux de Lady Slane, il n’avait reçu qu’une vague invitation à dîner. C’est alors qu’il l’avait rencontré et il gardait encore le souvenir d’une vive et ardente jeune femme. Lady Slane l’écoutait, surprise, ne sachant quoi penser, tandis que FitzGeorge ne pouvait s’empêcher d’être aujourd’hui encore fasciné par la beauté de Lady Slane, son raffinement, sa fragilité, sa svelte silhouette blottie dans son fauteuil. Il lui lança tout à trac :
« Lady Slane, je ne suis pas sûr que vous étiez vraiment heureuse d’être vice-reine?». Devant son air un peu interloqué, il poursuivit :
« J’ai été vraiment choqué de vous voir au milieu de tous ces pantins. Bien sûr, vous teniez fort bien votre rôle, mais en même temps il me semblait que vous étiez en train de renier votre nature profonde »
C’est alors que Lady Slane se souvint de la scène qu’évoquait FitzGeorge. Elle se revit sur la terrasse de la ville indienne de Fatihur Sikhri, au Cachemire, avec ce jeune homme qui se tenait à ses côtés. Un vol de perruches bleu les avait frôlés et FitzGeorge, elle s’en souvenait maintenant, lui avait fait remarquer l’harmonie de leur plumage. Il avait ensuite observé ce qu’il considérait comme une étrangeté, toutes ces mosquées, ces cours, ces palais où ne vivaient que des oiseaux et d’autres animaux. Maintenant, elle se rappelait qu’elle lui avait rétorqué qu’il n’était qu’un romantique, le regard qu’il lui avait alors lancé qui lui avait donné la sensation physique qu’il lisait au travers elle. Ce n’est qu’après son départ du palais pour un voyage qui devait le conduire à constituer une extraordinaire collection d’œuvres d’art, qu’elle avait eu l’impression qu’une charge de dynamite venait littéralement d’exploser dans les profondeurs de son être.
Comment pouvait-il se faire qu’un simple regard ait suffi à révéler d’un coup le secret de son être, un secret qu’elle avait toujours voulu préserver?