Sommes nous libres?
Tout d’abord de quoi parle t-on? de quelle liberté s’agit-il ? la liberté positive ou la liberté négative? la première concerne notre capacité à agir selon notre propre volonté et la seconde, notre capacité à agir sans subir la contrainte des autres.
Quelqu’un est libre dans le sens positif du terme lorsqu’il contrôle sa vie. Si nous ne sommes pas libres, ce sont nos désirs et nos passions qui nous l’interdisent[1].
D’un autre côté, nous sommes libres au sens négatif du terme lorsque personne ne nous empêche d’agir, soit en rendant impossible notre action, soit en exerçant une pression sur nous[2]. En ce dernier sens, est ce que nous sommes empêchés de faire ce que nous voulons dans notre société en ce début du XXIe siècle, oui ou non ?
Oui, nous sommes empêchés.
Dés l’enfance, nous sommes enfermés dans un système éducatif qui nous opprime parce que, malgré tous nos efforts pour adhérer à ce que les adultes nous proposent, nous n’en comprenons ni la logique ni l’efficacité. Pourquoi nos professeurs nous crient-ils dessus au lieu de nous encourager? Pourquoi sont-ils si souvent absents, s’ils veulent nous enseigner? Cela ne leur plait pas de nous faire cours? Pourquoi font-ils ce métier alors? Est-ce cela la vie adulte, de faire ce que l’on n’aime pas, de se planquer et de tricher? Pourquoi laisser les élèves sans formation, incapables de lire ou d’écrire? Pourquoi les laisser copier si on veut qu’ils apprennent? Pourquoi ne prend–on aucune mesure contre les perturbateurs? Pourquoi faire semblant d’enseigner ce que l’on ne s’est pas donné les moyens de nous apprendre ? Comment se fait-il par exemple que les enfants ne sachent pas parler une langue après sept ans d’études ? Peut-on croire après ce long enfermement souvent déstabilisateur que représentent les études, que l’on a été préparé efficacement à faire face à la vie adulte?
Adultes, nous sommes confrontés à une vie que nous ne maîtrisons pas. Notre salaire est le plus souvent trop faible pour nous donner les moyens d’être libre, au sens économique du terme. Nous empruntons, nous nous serrons la ceinture.
Si nous sommes dans l’administration, nous revoilà confrontés à une logique de l’inefficacité qui nous rappelle l’école. Nous avons choisi ce métier pour disposer au moins d’une liberté, celle du salaire assuré, même faible. Mais du coup, nous nous sommes privés de toutes les autres libertés, qui commencent par celle de changer ce qui nous paraît absurde. Rien à faire, tout est trop rigide, trop lourd, hors de notre portée.
Si nous sommes employés dans le privé, nous pouvons parler, mais nous sommes menacés à tout moment de licenciement. La peur nous oblige à subir. Si nous avons choisi la liberté du travail individuel, agriculteurs libres dans sa ferme, artisan qui choisit son emploi du temps, commerçant maître à bord de son entreprise, médecin fier de sa vocation, avocat libre de causes et de paroles, profession libérale adoubée par ses pairs, c’est le triple système économique, fiscal et social qui nous oppresse. Nous voilà à la merci d’un changement de prix des céréales, livré aux contrôles sinon à la persécution d’une administration qui multiplie les règlements, les procédures et les précautions, subissant l’évolution des professions sous la pression de la concurrence mondiale.
Collectivement, nous avons l’impression d’être ballotté par des forces qui nous échappent : la mondialisation qui détruit nos emplois, l’Europe qui ouvre toute grande ses portes aux produits étrangers au lieu de nous protéger dans son cocon, l’installation de populations étrangères toujours plus nombreuses, les manœuvres de la finance qui s’empare de nos richesses.
Non, nous ne sommes pas libres du tout. D’autant plus qu’au-dessus de nous, nous sentons la présence d’un État qui nous traite comme s’il avait affaire à des enfants difficiles à contrôler. Il prend des impôts, il fabrique des déficits, il distribue des subsides, il nous enserre dans un filet de règlements, il nous tance en permanence comme si nous étions des irresponsables à ceinturer ou des égoïstes à punir, tout en nous racontant que tout va bien, qu’il suffit de nous laisser conduire par nos chefs.
Ceux-là on sent bien qu’ils se sont installés aux commandes sans notre permission. Mais eux non plus ne sont pas libres, il faut que chacun d’entre eux, du Président au journaliste, respecte les règles du système, sinon, pfuit ! Éjecté du sommet de la société! À nous, on nous annonce que nous sommes dans une démocratie, ce qui veut dire officiellement que c’est le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple[3]. On est donc censé voter pour les chefs que l’on veut, et là il y aurait bien un espace de liberté si on pouvait vraiment les sélectionner, mais c’est impossible, ils se sont arrangés entre eux pour se partager le pouvoir auquel nous n’aurons jamais accès. On ne peut pas les choisir, on le voit bien, puisque l’alternative qui nous a été offerte, c’était Sarkozy ou Royal et c’était tout. Alors la prochaine fois, toute notre liberté ce sera de désigner soit Sarkozy soit Strauss-Kahn? c’est tout ce qui nous est concédé comme liberté, une fois tous les cinq ans, rien quoi.
Alors quelles libertés nous reste t-il ? Il nous reste celle de râler dans notre coin, de manifester de temps en temps, ce qui fait chaud au cœur quand on voit tous ces gens rassemblés qui partagent notre destin. Mais notre sentiment de puissance ne dure guère, une après-midi, une journée, et puis on rentre au bercail. Il nous reste aussi, si on en a le courage et l’opportunité, la possibilité de partir ailleurs, mais on sent bien que le système est universel et qu’il nous rattrapera, où que nous allions.
Bien sûr demeure la liberté d’ignorer ces contraintes, de faire comme si elles n’existaient pas. L’enfant qui rêve en classe, l’employé qui accepte le metro-boulot-dodo et le chômage, le vieux qui file sans brocher dans sa maison de retraite, occultent la tyrannie du monde. Ils acceptent les contraintes que les autres leur imposent sans se révolter. Car ils savent que c’est un combat perdu d’avance. Qui l’a jamais gagné ? il n’y a plus de révolution, ni même d’idéal. La religion n’est qu’une consolation à usage personnel. Ils fuient les informations. Ils se replient sur le petit monde où ils peuvent agir. Ils s’emparent des libertés qui leur reste, circuler, parler, manger, rire, jouer, fumer dehors, boire en cachette, s’offrir en douce un joint, et ils les magnifient. Ce sont les vraies libertés, proclament-ils, les autres, celle de vivre à sa guise, de ne pas se sentir menacé dans son travail, ses biens ou même sa vie, de se sentir en accord avec la société dans laquelle on vit, ce sont des libertés illusoires puisqu’elles sont hors d’atteinte.
Ils se replient sur la liberté positive. Accepter le monde. Il ira où il doit aller. Devenir Zen. S’occuper de sa vie, trouver son équilibre à soi. Faire en sorte que la raison parle à la passion pour lui dire que tout ce qui m’est interdit n’est pas le fait de la stupidité, de la cupidité ou de la violence des hommes, mais la loi du monde.
Et s’endormir sur cette pensée réconfortante.