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Le blog d'André Boyer

philosophie

LES INÉGALITÉS ET LES BESOINS AGRICOLES

10 Octobre 2024 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE

LES INÉGALITÉS ET LES BESOINS AGRICOLES

Ces inégalités d’équipement et de productivité entre les différentes agricultures du monde ont des effets très négatifs pour les perdants de la compétition.

 

D’un côté, quelques millions d’actifs qui disposent d’un matériel important et qui utilisent les intrants les plus efficaces, peuvent produire plus de deux mille tonnes de céréales par an pour chaque travailleur ! D’un autre côté, des centaines de millions de paysans, qui ne peuvent utiliser qu’un outillage manuel et n’ont pas les moyens d’acheter les intrants modernes, délivrent une tonne de céréales par an, par travailleur ! Ils ont donc une productivité mille fois moindre. Mille fois ! Car la révolution agricole du XXe siècle a entrainé un centuplement de l’écart entre les deux types d’agriculture.

À cela s’ajoute de fortes inégalités des prix des moyens de production, que ce soit pour la terre comme pour la main d’œuvre, qui entrainent d’importants écarts de prix de revient. Ainsi, dans les grandes exploitations d’Argentine ou d’Ukraine, la terre ne coûte que quelques dizaines d’euros par hectare et la main d’œuvre quelques milliers d’euros par travailleur et par an. Cela explique l’appétit du gestionnaire d’actifs Black Rock pour les terres ukrainiennes. Dans ces grandes exploitations, le prix de revient d’une tonne de blé est inférieure à 80 euros la tonne alors que, dans les exploitations familiales modernes d’Europe de l’Ouest, il est de l’ordre de 150 à 250 euros la tonne. Quant aux centaines de millions de paysans produisant une tonne de céréales par an, le prix de revient moyen s’élève à 400 euros la tonne

La faible productivité confrontée aux bas prix des produits agricoles expliquent pourquoi 70% des pauvres vivent en milieu rural. Selon la FAO, les trois quarts des personnes sous alimentées sont des ruraux, alors que cette dernière relève que cette pauvreté paysanne massive provient aussi du manque d’accès à la terre, confisqués par de grands domaines publics ou privés. Beaucoup de paysans ne disposent en conséquence que de quelques ares qui ne leur permette pas de couvrir les besoins alimentaires de leurs familles et ils sont contraint d’aller chercher du travail au jour le jour pour des salaires dérisoires.

Ces populations n’ont aucune autre opportunité d’emploi salarié ou d’auto-emploi dans un secteur non agricole ni d’accès à un quelconque système de sécurité sociale. Leur dépossession signifie donc leur éviction de tout moyen d’existence.

La situation économique des paysans sans terre est encore plus grave, si c’est possible. Souvent contraints de migrer en fonction des travaux saisonniers, ils sont particulièrement frappés par la pauvreté, les maladies, les accidents du travail et le chômage. Leur nombre est estimé à 450 millions de personnes, alors que loin de se ralentir, les acquisitions de terre ont au contraire tendance à s’accroitre.

Elles sont le fait, soit d’entreprises privées diverses, compagnies agro-alimentaires, d’institutions financières, soit de fonds souverains qui, comme la Chine ou les pays du Golfe, visent soit la sécurisation de leurs approvisionnements en denrées agricoles soit d’étendre leurs activités en prévision d’un accroissement des prix agricoles à moyen terme.  

Au total, les formes d'agriculture issues de la deuxième révolution agricole ne paraissent ni généralisables ni soutenables à long terme pour des raisons économiques, sociales et écologiques.

En effet, le sort des centaines de millions de paysans qui n'ont pas les moyens d'acheter des engrais minéraux ou des pesticides va s’aggraver car le prix des engrais va probablement augmenter en raison de l'accroissement des coûts d'extraction des phosphates et de la hausse du prix de l'énergie nécessaire pour fabriquer les engrais azotés. Ce ne sont pas les nouvelles formes d'agriculture qui les emploieront, car, justement, elles ne demandent que peu de main-d’œuvre.

En outre, du côté des méfaits écologiques de la seconde révolution agricole, certains pensent que les plantes génétiquement modifiées (PGM) pourraient contribuer à résoudre certains des problèmes environnementaux car elles nécessitent moins de pesticides, alors qu’elles couvrent aujourd'hui plus de 10% des superficies cultivées du monde alors que les superficies en agriculture biologique représentent moins de 2% des superficies cultivées. Mais étendre la culture des PGM est particulièrement risqué dans les régions tropicales parce que les écosystèmes cultivés y sont plus complexes que ceux des régions tempérées et que les variétés sauvages de plantes tropicales sont susceptibles de se croiser avec des PGM cultivées.

Compte tenu de ces risques, de plus en plus d'auteurs appellent à une nouvelle révolution agricole, la « révolution doublement verte », fondée sur des pratiques respectueuses de l'environnement, accessibles aux producteurs pauvres, et tirant parti au mieux des fonctionnalités écologiques naturelles des écosystèmes. Des écosystèmes cultivés de ce genre existent déjà dans plusieurs régions agricoles très peuplées du monde, comme dans certains deltas d'Asie du Sud-Est, aux alentours de Pondichéry en Inde, au Rwanda et au Burundi, au Yucatán et à Haïti. Ces écosystèmes cultivés associent étroitement sur une même parcelle des cultures annuelles, de l'arboriculture, de l'élevage et même de la pisciculture, produisant ainsi de très fortes quantités de biomasse utile par unité de surface.

Il reste que, quelle que soit l’évolution des techniques agricoles, les défis à relever par les agriculteurs du monde seront immenses d’ici 2050. Avec l’augmentation prévue de la population malgré la baisse de la fécondité, les besoins en kilocalories d'origine végétale pour nourrir la population humaine pourraient doubler à l'échelle mondiale d’ici 2050 par rapport à leur niveau de 1995, auquel s’ajoute les matériaux pour produire des textiles, des bois, de la pâte à papier et des agrocarburants. En outre, il sera nécessaire de mettre en place des politiques de développement agricole durable qui permettent aux centaines de millions d'agriculteurs pauvres de couvrir leurs coûts de production, de vivre correctement de leur travail, d'investir et de progresser en productivité.

Les éléments déterminants de ces politiques seront le niveau et la stabilité des prix payés aux producteurs agricoles, la répartition de l'accès aux ressources productives, la terre, le crédit et l'eau d'irrigation.

 

Au début du XXIe siècle, les inégalités des conditions de travail et de productivité n'ont jamais été aussi fortes, mais elles doivent être corrigées à l'horizon de 2050, du point de vue de la productivité et des inégalités pour répondre aux besoins de la population humaine.

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LA TERRE AGRICOLE ET SES EXPLOITANTS

13 Septembre 2024 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE

DRONE AGRICOLE

DRONE AGRICOLE

 

LA TERRE AGRICOLE ET SES EXPLOITANTS

 

Au début du XXIe siècle, les cultures et les élevages occupent une part importante des terres émergées et elles sont vitales pour l’humanité puisqu’elles lui fournissent la quasi-totalité de ses aliments.  

 

Les terres cultivées de la planète occupent environ 15 millions de kilomètres carrés tandis que les pâturages s'étendent sur 30 millions de kilomètres carrés, soit respectivement un peu plus de 10% et de 20% des terres émergées. Les terres à usage agricole occupent à peu près la même superficie que les forêts, soit un tiers des terres émergées. Le tiers restant est couvert de zones herbeuses, arbustives ou autres, telles que des roches ou des infrastructures humaines.

Les cultures s'étendent surtout dans des régions originellement recouvertes de forêts : quelque 20% des forêts originelles du monde ont été défrichées à cette fin, cette proportion atteignant près de 50% dans les zones tempérées. Les pâturages, quant à eux, sont principalement situés dans les aires originellement herbeuses.

Or 30% des terres émergées, soit 41,5 millions de kilomètres carrés, sont cultivables, alors que 40% de ces terres sont effectivement cultivées. Cette proportion varie beaucoup d'un continent à l'autre, puisqu’elle est de l'ordre de 12% en Amérique latine, de 20% en Afrique au sud du Sahara, proche de 100% en Asie et au Moyen-Orient et de l'ordre de 50% en Amérique du Nord et en Europe.

Les cultures qui couvrent le plus d'espace sont, de loin, les céréales, avec plus de 40% des terres cultivées, suivies par les cultures oléagineuses et les cultures fourragères.

En ce début du XXIe siècle, ces cultures et ces élevages demandent un nombre record d’agriculteurs, qui continu à augmenter. En effet, en 2010, la population agricole active du monde s'élevait à 1,3 milliard de personnes et, avec leurs familles concernait 2,6 milliards d'individus, soit près de 40% de la population totale, dont 2 milliards vivent en Asie et 0,5 milliard en Afrique. En Amérique du Nord et en Europe de l'Ouest, la situation est très différente puisque moins de 2% de la population vit de revenus agricoles.

Or le revenu des agriculteurs est moitié moindre en moyenne que celui de la population active totale, ce qui s'explique par la modeste productivité de très nombreux agriculteurs et par la faiblesse des prix agricoles.

En effet, la grande majorité des agriculteurs travaille dans des exploitations familiales, ce qui signifie que ces exploitations sont dirigées, travaillées et possédées par une famille.

Il existe environ 500 millions d’exploitations familiales dans les pays en développement, qui sont trop petites, le plus souvent, pour assurer à la famille une existence décente. Car si ces exploitations paysannes ont une certaine autonomie vis-à-vis des marchés, elles doivent tout de même vendre une fraction de leur production pour acheter en retour les biens nécessaires qu’ils ne produisent pas eux-mêmes. C’est pourquoi le prix de ce qu’ils vendent conditionne la survie de ces exploitations.

Face à ces exploitations familiales très majoritaires en nombre, il existe d’autres types d’exploitations agricoles, coopératives ou fonds d’investissement, qui ont mis en place de grandes exploitations. Il s’agit de structures capitalistes dans lesquelles le travail est effectué par des employés. Ces domaines rassemblent des entreprises souvent stables qui cherchent à rémunérer le mieux possible les investissements. On peut y ajouter les exploitations patronales qui utilisent à la fois du travail familial et du travail salarié permanent, tout en étant conduites par un membre au moins de la famille.

Pour les 1,3 milliards d’actifs agricoles dans le monde, on ne compte que 28 millions de tracteurs, soit 2% du nombre de ces actifs, tandis qu’environ 400 millions d’actifs agricoles utilisent la traction animale. En effet, la mécanisation, qui a triomphé dans les pays industrialisés et dans quelques secteurs des pays émergents, n’a touché qu’une petite minorité des agriculteurs du monde. En outre la culture à traction animale ne bénéficie aujourd’hui qu’à un tiers environ des actifs agricoles, si bien que les deux autres tiers des agriculteurs, soit environ un milliard de paysans travaillent presque uniquement avec des outils à mains.  

Par ailleurs, près de 800 millions d’agriculteurs, tous types d’équipements confondus, utilisent des semences sélectionnées par la recherche génétique, des engrais minéraux et des pesticides permettant d’accroitre les rendements, tandis qu’environ 500 millions de paysans n’utilisent pas ces intrants efficaces.

 

Les inégalités d’équipement et de productivité entre les différentes agricultures du monde sont donc aujourd’hui énormes, et elles ont des conséquences.

À SUIVRE

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LES EFFETS DE LA RÉVOLUTION AGRICOLE DU XXe SIÈCLE

18 Juillet 2024 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE

LES EFFETS DE LA RÉVOLUTION AGRICOLE DU XXe SIÈCLE

LES EFFETS DE LA RÉVOLUTION AGRICOLE DU XXe SIÉCLE

 

La révolution agricole a eu tout d'abord des effets sur le volume et le coût de la production, entrainant à leur tour des effets secondaires.

 

Dans les pays où la deuxième révolution agricole a le plus progressé, les gains de productivité agricole ont été si importants qu’ils ont souvent dépassé ceux des autres secteurs de l’économie.

Il en est résulté une forte baisse des coûts de production et des prix réels des produits agricoles. Les prix réels des denrées agricoles de base, céréales, oléo protéagineux, viandes, lait, ont été divisés par trois ou quatre au cours de la seconde moitié du XXe siècle.

Avec la baisse des coûts des transports et la libéralisation des politiques agricoles et du commerce international, les centaines de millions d’agriculteurs qui n’avaient pas adopté la deuxième révolution agricole ont progressivement subi la concurrence des denrées produites par les autres. En effet, les marchés internationaux ont été approvisionnés  en quantités croissantes par différents types de pays, d’une part des pays développés bien dotés en terres exploitables, comme les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et quelques pays européens, où la production agricole a progressé beaucoup plus vite que la population, ce qui a permis à la fois un enrichissement  des régimes alimentaires dans ces pays et une hausse des exportations.

En outre, des pays en développement ayant adopté la révolution verte comme la Thaïlande ou le Vietnam et des pays comme l’Argentine et le Brésil avec de grands domaines modernisés sont devenus exportateurs alors même que la sous-alimentation y est encore très répandue.

La baisse des prix n’a pas concerné seulement les denrées vivrières de base, elle a aussi touché des cultures d’exportation traditionnelles des pays tropicaux concurrencées soit par des cultures ayant bénéficié de la deuxième révolution agricole comme le coton, soit par des produits industriels de remplacement (caoutchouc synthétique contre hévéa culture, textiles synthétiques contre coton)

Dans les pays développés, la forte baisse des prix agricoles réel a entrainé une diminution importante du revenu des petites et moyennes exploitations qui n’ont pas eu les moyens d'investir suffisamment pour augmenter leur production ou de développer des activités complémentaires. De nombreuses exploitations se sont ainsi retrouvées dans l'incapacité de dégager un revenu acceptable. Non rentables, elles ont été partagées entre les exploitations voisines lors de la retraite de l'exploitant, contraignant les enfants de ces agriculteurs à aller chercher du travail dans l'industrie ou les services. C'est ainsi que plus des trois quarts des exploitations agricoles existant dans les pays développés au début du XXe siècle ont disparu.

La même situation s’est produite dans les pays en développement où des centaines de millions de paysans faiblement outillés, donc peu productifs, ont été confrontés à la baisse des prix de leurs produits. Ils ont dû décapitaliser pour survivre avant de devoir choisir entre la culture illicite de drogue ou l'exode vers les bidonvilles.

Le développement agricole au XXe siècle a donc été inégal au sens où la répartition des gains de productivité s'est opérée de manière très contrastée entre les différentes agricultures du monde, le développement des uns entrainant l'appauvrissement, la crise et l'exclusion des autres.

Ce processus a aussi entraîné des inconvénients écologiques. Dans les pays développés, les pollutions environnementales ou alimentaires dues à l'usage abusif d'engrais minéraux, de produits de traitement des plantes ou des animaux ou à de trop fortes concentrations d'animaux dans des ateliers de production hors-sol sont devenues manifestes à partir des années 1970.

En outre, la spécialisation des exploitations et des régions dans quelques productions et même dans quelques variétés de plantes ou races d'animaux a entraîné une diminution de la biodiversité. La prise de conscience de ces inconvénients a conduit à l’implémentation de politiques publiques correctrices et à l'évolution vers des pratiques plus économes en intrants ou vers l'agriculture biologique. Dans les régions concernées par la révolution verte, le même genre d'inconvénients est apparu, avec en plus, des problèmes de salinisation des sols dans certaines zones irriguées et mal drainées, ou d'épuisement des nappes souterraines en certains lieux.

Dans les zones forestières, les défrichements en vue d'installer de grands domaines porteurs de la deuxième révolution agricole ont contribué à la déforestation.

Enfin, il s'est avéré que certaines agricultures contribuaient fortement à l'émission de gaz à effet de serre : méthane issu des élevages bovins en forte croissance ; oxydes d'azote provenant des engrais azotés ; dioxyde de carbone émanant de l'utilisation de combustibles d'origine fossile contribuant à générer une crise agricole au XXIe siècle.

 

Il reste donc à construire l’agriculture du XXIe siècle…

À SUIVRE

 

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LA RÉVOLUTION VERTE

15 Juin 2024 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE

LA RÉVOLUTION VERTE

La révolution agricole aux États-Unis et en Europe a été suivie d’une Révolution Verte, en particulier en Asie, largement financée par des fonds publics et privés américains, l’objectif étant d'accroître considérablement la production vivrière.

 

Le principe retenu fut d'adapter les nouvelles techniques agricoles appliquées dans les pays industrialisés aux conditions particulières des agricultures asiatiques, à savoir une force de travail nombreuse pratiquant une culture manuelle et répartie dans de très petites exploitations familiales.

Il n’était pas question de rassembler des terres pour pratiquer une forte mécanisation car cela aurait provoqué un exode massif qui n’aurait pas pu être absorbé par l’industrie et les services. Du coup, la Révolution Verte a reposé sur la sélection génétique de variétés à haut potentiel de rendement, principalement pour le riz et le blé, sur une large utilisation des engrais minéraux et des pesticides, sur la maitrise de l’eau par irrigation et drainage ainsi que sur l’utilisation d’animaux de trait ou de petits motoculteurs.

Cette politique a été appuyée par d’importants investissements publics dans les infrastructures agricoles : voies de transport, électrification, irrigation et drainage. Ils ont été complétés par de forts investissements dans la recherche agricole visant à sélectionner des variétés de plantes adaptées aux contextes locaux et une politique de prix avec une garantie d’achat des récoltes par l’État et des taxes sur les importations  

Dans les pays où la volonté politique a été insuffisante, la Révolution Verte n’a été que partiellement réalisée, comme en Amérique Latine et au Moyen Orient à l’exception de l’Égypte.

Dans les régions où elle a eu lieu, elle a permis de quadrupler les rendements agricoles entre 1970 et 1990, et en riziculture à passer jusqu’à quatre récoltes par an. Les techniques utilisées étant intensives en travail, les emplois et les revenus agricoles ont fortement augmenté, créant un pouvoir d’achat qui a stimulé le développement des activités rurales non agricoles, notamment dans les secteurs des biens de consommation et de la construction, également intensifs en travail. Il reste que les agriculteurs les plus pauvres n’ont pas eu les moyens d’accéder à la Révolution Verte

En sus de cette dernière, tirant parti de la libéralisation des mouvements de capitaux et des échanges agricoles internationaux, de nombreux investisseurs, entrepreneurs, grands propriétaires, firmes multinationales fournissant des intrants ou distributeurs de produits agricoles et fonds d’investissement se sont lancés dans la modernisation de grands domaines agricoles, en Amérique Latine, en Afrique et en Asie. Ils ont défriché les fronts pionniers des régions disposant de réserves de forêts et de savanes, y développant des cultures de blé, de maïs, de riz, de soja, de coton, de canne à sucre et de palmier à huile.

Il s’y est ajouté, à partir des années 1990, la ruée des mêmes investisseurs vers la modernisation des anciens domaines collectifs de l’Ex-URSS, de l’Europe centrale et orientale comme l’Ukraine.

Cette deuxième révolution agricole des temps modernes a  cependant laissé de côté de vastes régions d’Afrique subsaharienne, d’Amérique latine et d’Asie centrale où des centaines de millions de paysans ont vu leur productivité stagner.

Mais, au total, la production agricole a augmenté de manière spectaculaire, accompagnant la croissance démographique mondiale. Elle a ainsi été multipliée par 2,6 entre 1950 et 2000, permettant de nourrir une population mondiale qui a augmenté presque aussi vite, passant de 2,5 milliards de personnes à 6 milliards dans le même intervalle de temps.

L’accroissement de la production s’explique pour plus de 70% par celui du rendement agricole qui a été multiplié par plus de deux en cinquante ans, mais aussi par l’accroissement des surfaces cultivées qui sont passées de 1330 à 1500 millions d’hectares entre 1950 et 2000, par l’accroissement du nombre de récoltes par an et par la réduction des périodes de friche entre les cultures[1].

 

Cette progression de la production s’est accompagnée d’une forte baisse des prix agricoles.

 

À SUIVRE

 

[1] Il faut signaler également les initiatives des paysans dans des régions à forte densité de population, deltas d’Asie du Sud-Est, Rwanda, Burundi, Yucatan, Haïti, Polynésie, qui ont construit des écosystèmes cultivés superposant plusieurs étages d’arboriculture fruitière, dominant des associations denses de cultures vivrières et fourragères, des élevages d’herbivores, de porcs et de volailles et parfois même des bassins de pisciculture. Ces paysans ont pu obtenir ainsi, sans faire appel à des engrais d’origine extérieure, des niveaux de production supérieurs aux systèmes de production les plus performants issus de la deuxième révolution agricole.

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L'IRRÉSISTIBLE MÉCANISME DE MODERNISATION AGRICOLE

25 Mai 2024 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE

RÉCOLTE DU BLÉ DANS LE DAKOTA PAR DES MACHINES À VAPEUR À LA FIN DU XIXe SIÈCLE

RÉCOLTE DU BLÉ DANS LE DAKOTA PAR DES MACHINES À VAPEUR À LA FIN DU XIXe SIÈCLE

La révolution agricole en cours depuis un siècle a radicalement modifié le marché agricole, en s'appuyant largement sur l'évolution scientifique et industrielle, modifiant en même temps la nature des produits agricoles, leur prix et les structures de production pour une population mondiale multipliée par cinq depuis le début du XXe siècle.

 

Au début du XXe siècle, après dix mille ans d'évolution et de différenciation, les agricultures du monde étaient très diversifiées. L'écart entre les agricultures manuelles et les agricultures à traction animale allait de 1 à 10 tonnes de céréales par agriculteur et par an. Cet écart a continué à se creuser au XXe siècle, car certaines agricultures ont été profondément transformées par une deuxième révolution agricole concomitante de la deuxième révolution industrielle, tandis que d'autres ne progressaient pas.

Ce développement agricole inégal s'est accompagné d'une énorme croissance de la production alimentaire mondiale, qui nourrit, bien ou mal, plus de huit milliards d'êtres humains en 2024, tout en induisant pauvreté  et sous-alimentation chez de nombreux paysans.

Amorcée aux États-Unis dès le début du XXe siècle, une nouvelle révolution agricole s'est en effet généralisée au cours de la seconde moitié de ce siècle dans les pays industrialisés, où les secteurs agricoles étaient très majoritairement composés d'exploitations familiales.

Ce processus a été soutenu par des politiques agricoles massives, favorables à la modernisation de ces exploitations familiales.

Dans les pays développés, cette révolution agricole s'est déroulée par étapes, au fur et à mesure que l'industrie et la recherche en fournissaient les moyens mécaniques, chimiques et biologiques :

- tracteurs et machines de puissance, de capacité et de complexité croissantes, permettant de réduire la force de travail humaine et animale ;

- engrais minéraux pour les plantes et aliments concentrés pour les animaux, qui permirent d'augmenter leurs rendements ;

- produits de traitement phytosanitaires et zoo pharmaceutiques permettant de réduire les pertes ;

- variétés de plantes et races d'animaux sélectionnées, à haut rendement potentiel, adaptées à ces nouveaux moyens afin de les rentabiliser ;

- nouveaux moyens de transport, de conservation, de transformation et de distribution permettant aux exploitations des différentes régions de se spécialiser dans les productions les plus avantageuses pour elles.

Concernant la culture des céréales par exemple, la superficie maximale cultivable par un travailleur est passée d'une dizaine d'hectares dans les années 1940 à 200 hectares aujourd'hui. Dans le même temps, grâce aux semences sélectionnées, aux engrais minéraux et aux pesticides, les rendements ont pu augmenter de plus de 1 tonne par hectare à chaque décennie, atteignant actuellement 10 tonnes par hectare dans les régions les plus favorables. Ainsi, dans les exploitations les mieux situées et les mieux équipées des pays développés, la productivité du travail dépasse souvent 1000 tonnes de céréales par agriculteur et par an, et peut même parfois atteindre 2 000 tonnes.

Seule une minorité d'exploitations ont franchi toutes les étapes de ce développement, fortement promu par des politiques publiques cherchant en priorité à nourrir des populations croissantes. Dans les pays de l'Union européenne, la politique agricole commune a été protectionniste jusqu'en 1992 pour de nombreux produits comme les céréales, la poudre de lait, le beurre ou la viande bovine.  

Les producteurs européens étaient protégés par des taxes à l’importation, ils bénéficiaient de prix rémunérateurs et stables. Cette politique de prix était accompagnée d'une politique de crédit avantageuse, d'une politique de recherche et de vulgarisation, mais aussi d'une politique de structure visant à favoriser la cessation d'activité des exploitations les moins productives et l'agrandissement des autres, tout en restant dans des structures de production familiales.

Il en était de même en Suisse et au Japon où les exploitants familiaux étaient protégés de la concurrence, ce qui a permis à ces pays peu dotés en terres cultivables, de maintenir leur niveau recherché d'auto-approvisionnement alimentaire.

 

À partir du milieu des années 1960, une variante de cette révolution en cours dans les pays développés, la révolution verte, s'est étendue à certains pays en développement. Là aussi, des politiques publiques très volontaristes ont favorisé la modernisation d'une partie des exploitations familiales.

 

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LE TEMPS ET SON CONTRÔLE

1 Mai 2024 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE

LE TEMPS ET SON CONTRÔLE

Le temps et son contrôle

Fondée sur la mythologie, la philosophie grecque présente le temps comme une dégradation, qui détruit tout peu à peu.

 

Allant au-delà de cette mythologie, les philosophes grecs ont introduit une opposition entre le temps du monde et le temps du sujet. Certains philosophes comme Aristote, et dans une certaine mesure Platon, parlent d’un rapport au temps cosmique, alors que d’autres comme Saint-Augustin pensent qu’il s’agit d’une question subjective et que, finalement, le temps n’existe peut-être pas : pour lui le temps n’est qu’une distension de l’âme, parce que je ne connais le passé que par la mémoire et le futur par la crainte, l’espoir ou l’anticipation. Ces réflexions de Saint-Augustin anticipent celles d’Heidegger, qui développera une conception du temps radicalement subjective.  

Cette différence entre un temps objectif et un temps subjectif a engendré une constante oscillation entre l’un et l’autre dans l’histoire de la philosophie. Paul Ricœur a ainsi développé des figures mixtes du temps, à la fois subjectives et cosmiques, en partant d’un temps historique qui est à la fois un temps inscrit dans un calendrier cosmique, un temps du monde, physique, géographique, et en même temps, qui constitue un temps subjectif, un temps vécu, un temps dans lequel des points de vue subjectifs divers se rencontrent ou s’éloignent.

Selon cette approche, il n’y aurait pas un seul temps, mais des registres temporels différents dont il faut accepter les discontinuités et les pluralités.

Le concept de temps suscite d’autres oppositions, comme celle entre Kant et Hegel, avec une conception statique du temps confrontée à une conception dynamique du temps comme dialectique. L’histoire de la philosophie est structurée entre un temps du sujet et du monde vécu sur le mode de la durée, comme on le trouve chez Schopenhauer, Nietzsche ou même Bergson, sur le mode de la volonté de vivre, ou de la poussée vitale, où le temps est une sorte de continuum, et une conception du temps comme rupture, comme une discontinuité.

Si nous revenons à la conception antique du temps, comme une lente destruction, une entropie, une perte, nous observons, sans doute à partir de la Renaissance, que la conception du temps s’est peu à peu inversée, que le temps n’est plus uniquement dégradation, mais peut devenir créateur jusqu’à inverser la conception du monde: pour les Grecs le monde était la vie et la mort était le problème, alors qu’aujourd’hui le mystère n’est plus la mort qui est partout, mais plutôt la vie.     

Selon cette perspective de la vie, miracle ou mystère, nous avons peur de l’entropie, du temps qui détruit. Nous voulons toujours plus de complexité, de croissance. Nous estimons qu’il n’y a de la vie que lorsqu’il y a de la croissance, de l’intensification. ET pour continuer d’exister dans une société où le nombre de connexions augmente sans cesse, il faut entretenir constamment les connexions, envoyer des messages à tout le monde — et comme on connaît de plus en plus de monde, il faut envoyer de plus en plus de messages et en recevoir de plus en plus. 

Sans limites ?

Dans une société, la confiance repose sur le sentiment que le monde dure plus longtemps que moi. Or nous sommes plongés dans une société qui délaisse ces institutions pour des connexions horizontales multiples qui s’accélèrent. On accélère la vitesse, on accélère les transports, les déplacements, on se déplace de plus en plus vite, les connexions sont de plus en plus fréquentes, avec une limite due à la finitude physique et psychique de l’homme

Le temps d’aujourd’hui est en train de devenir un temps inhumain, comme si un processus technique était en train de manager nos cerveaux, nos corps, nos relations, notre emploi du temps, la forme entière de notre société, trop rapidement pour nos capacités.

 

Pouvons-nous encore reprendre le contrôle de notre temps ?

 

 

 

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LE DEUXIEME SEXE

21 Mars 2024 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE

SIMONE DE BEAUVOIR

SIMONE DE BEAUVOIR

Le deuxième sexe est une étude sur la femme et son rôle dans la société, qui se place tout d'abord dans une perspective historique et mythique, tout en s'appuyant sur des expériences vécues.

 

Simone de Beauvoir montre comment, d'une manière ou d'une autre la femme a toujours été l'esclave de l'homme. Elle récuse l'idée d'une nature féminine, pourtant si encensée dans la littérature.

En effet l'homme tente de faire oublier à la femme sa dépendance en attribuant un charme particulier à son sexe. Or rien de naturel ni de biologique ne cantonne la femme à son rôle, car sa condition est un phénomène purement culturel :" Ce n'est pas l'infériorité des femmes qui a déterminé leur insignifiance historique, c'est leur insignifiance historique qui les a vouées à l'infériorité".

Or, un mythe forgé depuis des millénaires par les hommes à travers « les cosmologies, les religions, les superstitions, les idéologies, les littératures » laisse croire que la féminité́ constitue une condition, une nature, une essence, alors qu'il s'agit d'une situation imposée par la volonté́ de l'homme. Ainsi la maternité́ n'est qu'un phénomène culturel et « l'instinct maternel » ne saurait être inné.

Car, qu'elle soit mère, épouse, fille, prostituée, la femme ne se définit qu'en fonction de l'homme, au travers du désir masculin. L'homme est le sujet omnipuissant, la femme est l'objet et le lieu d'accomplissement de sa volonté́. Elle ne se définit que pour et par lui et jamais pour elle-même : elle incarne l'Autre. Cette altérité posée à priori entraîne l'impossibilité de relation de réciprocité et d'égalité entre hommes et femmes. Souvent assimilé à la matière, car les métaphores de la féminité empruntent en majorité leur vocabulaire aux matières organiques et végétales, la femme aspire à devenir une conscience autonome

Et Simone de Beauvoir de conclure que c'est à partir d'une égalité totale des deux sexes que naitra la liberté de la femme.

Cette imposante étude, au style polémiste, a suscité un tollé général à sa sortie en 1949, avant de connaitre un grand succès après 1970. Il est vrai que la qualité de la réflexion, l’érudition et la grande modernité de l’auteure, puisqu'elle s'appuie sur les apports de Lacan et de Levi Strauss pour renforcer son argumentation. Elle utilise également l'existentialisme pour proclamer qu'elle se refuse à devenir ce que la société́ a supposé́ qu'elle deviendrait ; dénonçant une aliénation, elle déclare que son destin lui appartient, revendiquant sa liberté de sujet, selon une approche métaphysique.

Voici deux extraits révelateurs de sa démarche, lorsqu’elle démonte le mécanisme amoureux :

"Pendant 20 ans d'attente de rêve d'espoir, la jeune fille a caressé le mythe du héros, libérateur et sauveur : l'indépendance conquise dans le travail ne suffit pas abolir son désir d'une abdication glorieuse. Il faudrait qu'elle eut été élevée exactement comme un garçon pour pouvoir surmonter aisément le narcissisme de l’adolescence : mais elle perpétue dans sa vie d'adulte, ce culte du mois auquel toute sa jeunesse l'a inclinée; de ses réussites professionnelles, elle fait des mérites dont elle enrichit son image, elle a besoin qu'un regard venu d'en haut révèle et consacre sa valeur."

Ou lorsqu’elle expose l'état de dépendance des femmes :

" L'histoire nous a montré que les hommes ont toujours détenu tous les pouvoirs concrets ; depuis les premiers temps du patriarcat, ils ont jugé utile de maintenir la femme dans un état de dépendance ; leur codes se sont établis contre elle; et c'est ainsi qu'elle a été concrètement constitué comme l'Autre.

Cette constitution servait les intérêts économiques des mâles ; mais elle convenait aussi à leurs prétentions ontologiques et morales. Dès que le sujet cherche à s'affirmer, l'Autre qui le limite et le nie lui est cependant nécessaire : il ne s'atteint qu'à travers cette réalité qu'il n'est pas."

 

 

Déconstructiviste sans être nihiliste, l’ouvrage de Simone de Beauvoir incarne l'exigence existentialiste de transformer la femme d'objet en sujet, de refuser la passivité, d'agir malgré toutes les résistances et de devenir à ce prix tout simplement un être humain.

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LE PRAGMATISME, UNE PHILOSOPHIE POUR QUI?

21 Février 2024 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE

LE PRAGMATISME, UNE PHILOSOPHIE POUR QUI?

Il est arrivé aux Américains de penser la philosophie par eux-mêmes. Ainsi en est-il du pragmatisme dont on peut se demander si c’est une philosophie construite sur mesure pour les hommes d’action.

 

Pour le pragmatisme, tout ce qui est vrai serait utile et tout ce qui est utile serait vrai ? C'est tout de même une philosophie un peu plus subtile qui a été proposée par ses inventeurs américains, Peirce, James et Dewey qui en ont fait une philosophie de la science voire une philosophie de la démocratie.

La philosophie pragmatiste est née et s'est développée en Amérique du Nord à la fin du XIXe siècle. Charles S. Peirce en a présenté l'idée, notamment à James, au cours des réunions d'un club de philosophie à Cambridge (Massachusetts).

Pierce écrivit en français (heureuse époque) un article pour la Revue philosophique en janvier 1879, où il énonçait le principe du pragmatisme : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l'objet de notre conception. »

William James utilisa ce principe pour construire une théorie de la vérité́ dans un ouvrage intitulé Pragmatism (1907) issu d'une série de conférences et John Dewey élabora une théorie instrumentaliste qui donna lieu à un ouvrage collectif de "l'école de Chicago" : Studies in Logical Theory (1903).

Le pragmatisme américain est plus l'expression d'une méthode qu'un corps de doctrines, car les pragmatistes ne font pas partie de ces philosophes professionnels que dénonçait en son temps Schopenhauer : Peirce est un astronome et un pionnier de la logique moderne, père de la sémiotique. James est le premier grand psychologue moderne. Dewey est le père de la pédagogie moderne et le porte-parole de la pensée libérale en Amérique.

James, quoi qu'il s'en soit défendu, s'exprima assez maladroitement dans son expression au point de laisser croire que le pragmatisme ne reconnaissait la valeur des idées que si elles avaient une application pratique. En revanche, il apparait clairement que l'esprit du pragmatisme se situe dans l'expérimentation, ce qui en fait la philosophie de la science par excellence, non des résultats mais de sa méthode.

Peirce remplace le doute intuitif de Descartes par le doute réel du savant et l'intuition subjective par la mise à l'épreuve objective des idées. Selon la méthode, pragmatiste, l’idée est une hypothèse qui génère un plan d'action. La mise en œuvre est consubstantielle à sa mise à l’épreuve :  expérimenter et appliquer une idée, c'est tout un.

Le pragmatiste, selon Pierce, propose à Descartes de remplacer l'intuition par l'expérimentation. Par exemple, l'intuition nous dit qu'un objet devrait être dur. L'action permet de définir ce que l'on entend par dureté et, en même temps, de prouver qu'il est dur : est dur un objet qui n'est pas rayé par un certain nombre d'objets alors que lui-même raie ces objets.

Selon cette démarche, rien n'est jamais acquis. Même si le pragmatiste reconnait qu'il existe des idées qui semblent stables, il souligne que rien ne les garantit contre le changement.

James soutient que le pragmatisme est une théorie de la vérité́, en particulier pour ce qui concerne les vérités bien établies. À leur sujet, il a proposé une drôle de formule : « La vérité́ vit à crédit », à crédit jusqu'à ce qu'elle soit confrontée avec les faits et se retrouve confirmée ou non.

Mais le pragmatisme ne s'intéresse pas à la vérité́ en tant que telle, mais au processus de vérification.  

Et l'expérience a toujours le dernier mot. Une expérience est un processus continu, même lorsqu'elle est perturbée, car il y a continuité́ de la situation perturbée jusqu'à la découverte de ce qui en a rompu l'unité́,  puis de cette constatation à la conception du problème, de la mise en forme du problème à l'élaboration d'une hypothèse en vue de sa solution, enfin de l'expérimentation de celle-ci à la suppression du problème et au rétablissement de la situation.

Cette description du processus d’une expérience nous ramène au problème de la vérité́ et de son rapport avec la réalité́. Les hypothèses vérifiées deviennent des vérités, provisoires par définition, sauf si le temps leur confère une sorte d'éternité́ qui les fait tendre vers la Vérité́, une Vérité́ elle-même en construction

Le pragmatisme est une méthode d'élucidation des significations, mais elle n'excelle pas moins dans la régulation de la conduite qui se définit par la relation des moyens et des fins.

À ce titre, le pragmatisme peut proposer la mise en œuvre de sa méthode en morale et en politique. Dewey a même défendu l’idée que la méthode pragmatiste est la règle d'or de la démocratie.

Pour Dewey, la fin démocratique ne s'impose pas de l'extérieur. Ce n'est pas un idéal prédéterminé́ à atteindre par n'importe quel moyen. La fin, l'idéal, ce sont les conséquences des moyens, car imposer une fin à la conduite de l'homme la condamne : la démocratie est toujours expérimentale, elle est une mise à l'épreuve constante. Il n'y a pas de démocratie idéale, pas de forme idéale de gouvernement démocratique. Il ne suffit pas de dire que la fin ne justifie pas les moyens, si par là on entend que la valeur d'un acte réside dans son intention.

Reste l'idéal. Quand il précise que « les fins démocratiques exigent des méthodes démocratiques pour se réaliser », Dewey donne le pas à l'idéal, ou encore à la fin sur les moyens.

Cet idéal ouvert exprime la foi des pragmatistes dans les possibilités de la nature humaine qui fait, selon Dewey, que « la tâche de la démocratie est à jamais celle de la création d'une expérience plus libre et plus humaine à laquelle tous participent et à laquelle tous contribuent. »

Le pragmatisme, une démarche philosophique destinée à la science et à la démocratie?

 

Bibliographie

 

DEWEY J., Studies in Logical Theory, Chicago, (1903) ; « Le Développement du pragmatisme américain », in Revue de métaphysique et de morale, oct. 1928 ;

JAMES W., Le Pragmatisme (Pragmatism, 1907), trad. E. Le Brun, Flammarion, Paris, 1968

PEIRCE C. S., Collected Papers, C. Hartshorne & P. Weiss éd., vol. V : Pragmatism and Pragmaticism, Harvard Univ. Press, Cambridge (Mass.), 1940, rééd. 1960

DELEDALLE G. Le Pragmatisme, éd., Bordas, Paris, 1971

DELEDALLE G., La Philosophie américaine, L'Âge d'homme, 1983

ROSENTHAL S. B., Speculative Pragmatism, Univ. of Massachusetts Press, Amherst, 1986

 

 

 

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LE DEVOIR D'ÊTRE LIBRE

3 Février 2024 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE

LE DEVOIR D'ÊTRE LIBRE

Ce mal politique qu'est la servitude a de fortes conséquences, car il corrompt la vie sociale et les structures socio politiques du pays soumis à la tyrannie.

 

La Boétie décrit le tyran, qui veut "compter sa volonté pour raison", entouré par un essaim malfaisant, car il voit dans la structure sociale de la tyrannie "le ressort et le secret de la domination".

Le mal politique se répand par strates. Cinq ou six ambitieux, ancrés auprès du despote, se font directement complices de ses méfaits ; ces six contaminent bientôt six cents personnes dociles et intéressées, et celles-là six mille qui, flattées d'obtenir le gouvernement des provinces ou le maniement des deniers, tiennent pour le tyran, de proche en proche, tout le pays en servage.

Le pouvoir de la tyrannie ne dépend donc pas tant du prestige du tyran que de l'inertie morale de tous ceux qui se laissent séduire par six mille tyranneaux mus par l'ambition. On les voit, dépourvus de probité, cupides jusqu'à la turpitude, "le visage riant et le cœur transi", complices actifs d'un régime qui sème le désastre. Ainsi la perfidie du tyran consiste-t-elle à "asservir les sujets les uns par les moyens des autres".

Devant le "gros populas" abêti, voilà le tyran qui s'égale à son Dieu et les rois de France qui se déclarent de "droit divin", comme ose l'écrire La Boétie.

Mais voilà aussi le tyran qui doit se garder de tous ceux qui le gardent. Le voilà condamné à mort, du fait des ambitions et des veuleries qu'il a laissé s'installer sous lui.

Cependant La Boétie ne voit pas dans le meurtre du tyran le remède à la tyrannie. Même si elle pourrait apparaitre comme le juste châtiment des méfaits du tyran, elle ne serait pas une délivrance. Un tyrannicide n’est que pure violence contre le sommet d’une pyramide de tyranneaux dont l’un d’entre eux sera toujours prêt à prendre la place et la servitude risque fort de s’accentuer encore.

Pour La Boétie, il n’y a de justice que dans la paix, et il n’y a de paix que dans la légalité. Si le régime est mauvais, il faut le réformer dans les seules voies du droit. Ce principe, il le respectera toute sa vie. 

Pas de violence. La liberté du peuple est à chercher dans le pacte tacite qui le lie au prince. Il suffit de délier ce pacte : « que le peuple ne consente à sa servitude ; il ne faut pas lui ôter rien, mais ne lui donner rien ». La résistance passive restaure la valeur du politique : « soyez résolus de ne le servir plus, et vous voilà libre ».

La Boétie n’écrit pas un manifeste républicain ou anarchiste. Il s’appuie, avec deux siècles d'avance par rapport aux Lumières, sur une idée contractuelle du politique qui octroie des pouvoirs au prince pourvu qu'il respecte les devoirs qu’il a vis-à-vis de ce peuple qui lui a accordé sa confiance.

Quant au peuple, il a, en même temps, le droit et le devoir de faire respecter le contrat qui le lie au prince : « nous ne sommes pas nés seulement en possession de notre franchise, mais avec affectation de la défendre ».

Malheureusement, l'homme a une propension à la passivité qui doit être secouée. Pour cela, il faut l'éclairer par une prise de conscience et un effort critique, non l' ensevelir sous des monceaux de propagande.

La Boétie n'est donc pas un quelconque utopiste qui dénonce la tyrannie. Il soutient qu'il faut éduquer le peuple autant que les princes. Car la libération du peuple, loin de passer par la révolte violente, nait dans la résistance passive du plus grand nombre, assistée par la diplomatie des gens sages.

Son Discours prépare à l'avènement de la citoyenneté et exprime la confiance que place La Boétie en la nature humaine et l'importance du devoir confié à l'homme, au sein de l'État, de préserver sa nature originaire: l'humanité est une valeur que tout homme, sous peine de se nier en demeurant passivement dans les chaines, doit vouloir et savoir défendre.

La Boétie est cet esprit libre qui, l'un des premiers, proclame qu'il est grand temps de lever l'hypothèque des totalitarismes qui condamnent les peuples à une servitude nihiliste.

 

Il est le premier des Modernes.  

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LA COLÈRE ET L'INDIGNATION DE LA BOÉTIE

23 Janvier 2024 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE

LA COLÈRE ET L'INDIGNATION DE LA BOÉTIE

Ce qui fait la valeur de La Boétie, n'est pas la dénonciation des tyrans. Des centaines d'écrivains l'on fait avant et après lui. Elle réside dans son diagnostic et surtout dans la pérennité de ce diagnostic.

 

Si un million d'hommes se laissent assujettir sans réagir par "un seul", cela ne s'explique pas par leur lâcheté ou leur couardise. S'ils ne rejettent pas la tyrannie, c'est qu'ils la veulent, d'où le titre du Discours: la servitude n'existe que parce qu'elle est volontaire.

La Boétie postule que le peuple a le choix, "ou bien être serf, ou bien être libre". À l'origine, ajoute encore La Boétie, la nature humaine obéit à trois grands principes : "si nous vivions avec les droits que la nature nous a donné et avec les enseignements qu'elle nous apprend, nous serions naturellement obéissants aux parents, sujets à la raison et serfs de personne" : je crois qu'il serait surpris par la réalité du monde actuel...

Car pour lui, la famille est une institution fondamentalement naturelle, comme la raison. Enfin, la nature "n'a pas envoyé ici-bas les plus forts ni les plus avisés pour y gourmander les plus faibles". L'autorité du gouvernant n'est pas plus naturelle que l'obéissance du gouverné. L'association des hommes n'implique pas leur soumission et la société ne signifie pas dépendance des uns par rapport aux autres. D'où le troisième grand principe qui régit la nature primordiale de l’homme : "Il ne faut pas faire de doute que nous soyons naturellement libres". On reconnait là les fondements de la pensée anarchiste.

Pourquoi ? d'une part, l'histoire porte témoignage de "la vaillance que la liberté met dans le cœur de ceux qui la défendent" et d'autre part, si la nature de l'homme est raisonnable, elle inclut l'autonomie et la reconnaissance mutuelle de l’autre : dans l'interdépendance, il n’y a plus de dépendance. Et d'ailleurs, dans la nature tous les animaux sont libres.

Cette liberté naturelle est plus qu'un idéal, elle est agissante, elle est une exigence impérative : pour elle, l'homme doit savoir combattre et mourir.

C'est alors que La Boétie confronte le paradoxe de la servitude volontaire avec l'essence naturelle de l'homme et qu'il se condamne à comprendre l'incompréhensible. La colère le saisit.

Comment les hommes peuvent-ils en arriver à nier cela même qu'ils chérissent le plus ? La Boétie scrute, de manière très moderne le principe de l’État, qui ne conduit à la tyrannie que par la faute du peuple : « c’est le peuple qui s’asservit lui-même ». Les peuples ne font aucun effort pour comprendre que les yeux avec lesquels le maitre épie se sujets, « ce sont eux qui le lui baillent; que ces mains avec lesquels il les frappe, il ne les prend que d’eux ». Les hommes « dénaturés » ont perdu la lucidité et le sens de l’effort. C’est pourquoi ils ne s’aperçoivent même pas que le maitre n'a pouvoir sur eux que par eux.

Comment l’expliquer ? Il y a en l’homme une paresse native qui est comme sa seconde nature : « Si la nature de l’homme est bien d’être franc et de le vouloir être, sa nature est aussi telle que, naturellement, il tient le pli que la nourriture lui donne ».

Parmi les causes de cette aberration, la coutume et l’habitude jouent un rôle funeste. Sous le poids de l’habitude (et j’ajouterai du confort), l’homme laisse s’éteindre en lui la lumière et la force : « avec la liberté, se perd tout d’un coup la vaillance ». Engourdi et complice de sa torpeur, il a « le cœur bas et mol », il est « incapable de grandes choses ». L'homme asservi n'a plus la nature de l'homme et il ne peut s'en prendre qu'à lui-même.

En face, les gouvernants. La Boétie ne met pas en accusation l'idée de gouvernement : il reconnait, comme l'écrira plus tard Kant, que l'homme a besoin d'un maître. Il ne s'intéresse pas à la typologie des régimes pour aller droit au but: il se tourne vers le maitre qui a toujours la possibilité "d'être mauvais quand il voudra".

L'indignation le secoue et se transforme en invectives.

Le roi, le prince, le président peu importe, ils règnent tous de manière semblable : il dompte le peuple pour le réduire en esclavage. Toujours, il dénature l'autorité souveraine : au lieu de gouverner, il se veut le maître, au lieu de remplir un devoir, il s'attribue tous les droits. Le roi héréditaire se croit le propriétaire de son royaume et de ses sujets. L'élu ne songe qu'à renouveler son mandat indéfiniment.

Il s'efforce d'accroitre son pouvoir par tous les moyens, il chasse de son peuple la science et l'intelligence, il installe partout la corruption. Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les médailles allèchent des sujets déjà endormis par le vice. D'une façon générale, insiste la Boétie, le tyran met toutes les hypocrisies au service de son pouvoir personnel. Ainsi les largesses de type paternaliste ne signifient pas qu'il aime son peuple. D'ailleurs il ne peut ni aimer ni être aimé, car il n'est qu'un sordide calculateur pour qui la bonne foi, l'intégrité, la constance n'ont pas de sens. Il n'est soucieux que de sa côte de popularité, qu'il quémande par tous moyens.

Dans son odieuse psychologie, le tyran se croit un dieu. Il empêche "de faire, de parler et quasi de penser". Par une impudente duperie, il exploite l'opinion et l'imagination du peuple, usant des superstitions. Le "peuple sot" en arrive "à faire lui-même les mensonges pour après les croire". Pour que le tyran soit tout, il faut que le peuple ne soit rien. L'idée même de gouvernement n'a plus de sens pour des gouvernés qui ne sont plus des hommes, mais le tyran impose sa subjectivité comme objectivité, ce qui est la définition philosophique de la terreur.

 

La servitude est donc le mal politique absolu en quoi s'anéantit la nature humaine. Rien de surprenant à ce qu'elle engendre des effets saisissants.

 

À SUIVRE

 

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