La désintégration des illusions libyennes
Les évènements qui se déroulent en Libye depuis la chute de Mouammar Kadhafi n’ont rien d’étonnant, dans la mesure où les chevaliers des Droits de l’Homme n’avaient pas prévu de service après vente de « la Paix, de la Liberté et du Progrès Économique » qu’ils promouvaient en Libye.
Le jeudi 15 septembre 2011, il y a trois ans, une éternité, Nicolas Sarkozy et David Cameron étaient triomphalement accueillis par la foule de Benghazi. Le président français n’avait pas pu se retenir d’amener avec lui Bernard Henri-Levy. Il s’adressa à la foule de Benghazi en ces termes : « Vous avez voulu la paix, vous avez voulu la liberté, vous voulez le progrès économique, la France, la Grande Bretagne et l'Europe seront aux côtés du peuple libyen ». Plus sobre, le Premier ministre britannique déclara pour sa part « C'est extraordinaire de se retrouver dans une Libye libre ».
Je suis sûr que rien au monde ne pourrait convaincre aujourd’hui Messieurs Sarkozy et Cameron de revenir à Benghazi. Parcourons donc le fil des évènements depuis ce 15 septembre 2011, évènements au demeurant prévisibles. Je me permets à cet égard de vous renvoyer à la lecture de mon blog du 22 octobre 2011, intitulé « Requiem pour Mouammar Kadhafi ».
Le 23 octobre 2011 donc, après l’assassinat de Mouammar Kadhafi trois jours plus tôt prés de Syrte, le Conseil national de transition (CNT), organe politique de la rébellion, proclamait la « libération » du pays, après un conflit qui avait duré huit mois et coûté la vie à dix mille ou vingt mille Libyens on ne sait exactement, un nombre de morts réduit si on le compare aux centaines de milliers de victimes irakiennes, syriennes ou même afghanes.
Il fallut ensuite attendre le 7 juillet 2012 pour que les Libyens se rendent aux urnes afin d’élire le Congrès général national (CGN). Après quatre décennies d’autoritarisme, les espoirs étaient immenses d’autant plus que le scrutin se déroula bien et que le CNT remit ses pouvoirs le 8 août 2012 à la nouvelle Assemblée, présidée par Mohamed Al-Megaryef, un islamiste modéré. Mais les nouvelles autorités manquaient d’expérience du pouvoir, et même de pouvoir tout court. Non seulement les brigades formées durant l'insurrection ne furent pas désarmées, mais le CGN leur confia imprudemment la mission de maintenir la sécurité dans les grandes villes et de gérer les frontières. Il en résulta logiquement que chaque milice, formée sur une base tribale, chercha à saper l'autorité des nouvelles institutions en cherchant à avoir sa part de gâteau.
C’est ainsi que les brigades de Zenten, une ville proche de Tripoli, qui avaient libéré la capitale avec l’appui de l’OTAN, prirent le contrôle de l’aéroport de Tripoli, qui vient de leur être ravi en août 2014 par les brigades de Misrata, une ville « martyre » située à 200 km à l'est de Tripoli, qui ont toujours réclamé pour leur part d’être associées à la gestion du pays. À Benghazi, à 1 000 km à l’est de Tripoli, ce furent des brigades d’inspiration islamistes qui s’implantèrent. De plus, on vit des milices rattachées à une ville, à un chef local ou à un groupe ethnique revendiquer un morceau de pouvoir, comme les Berbères postulant à la reconnaissance de leur identité, les Touaregs demandant une citoyenneté spécifique ou les Toubous souhaitant former un gouvernement du Sud libyen.
Cet éclatement tribal déboucha sur des violences. Le 11 septembre 2012, le consulat américain de Benghazi fut attaqué par des manifestants islamistes qui tuèrent avec un déchainement de cruauté quatre Américains, dont l’ambassadeur Chris Stevens. Les violences s’y poursuivaient en 2013 par une série d’assassinats de responsables de la sécurité. Au mois d'avril, l'ambassade de France à Tripoli était visée par un attentat à la bombe, qui faisait deux blessés et d'importants dégâts.
La rente pétrolière n’avait pas tardé à exciter les appétits de groupes armés qui prenaient en otage les terminaux pétroliers, ce qui faisait chuter la production nationale à un niveau historiquement bas, et, avec elle, les recettes de l’Etat, jusqu’à ce qu’en juillet 2014 le gouvernement annonce la réouverture des ports pétroliers. Normalement, les forages ont repris dans la région d'El Sharara, le plus grand champ pétrolifère de la Libye, ce qui devrait booster la production pétrolière libyenne à raison de 560.000 barils par jour, soit quatre fois le niveau qu'elle atteignait en mai dernier. C’est du moins ce qu’espèrent les bénéficiaires.
Les autorités libyennes étaient clairement débordées, ce qui n’empêchait pas le CGN, à la fin de 2013, par une réaction classique d’hommes au pouvoir, de décider de prolonger son mandat jusqu'au 24 décembre 2014. Mais la colère de l’opinion publique provoqua la destitution du premier ministre, Ali Zeidan, qui avait été nommé le 14 octobre 2012. Naturellement, on lui reprocha de n’avoir pas su rétablir la sécurité et d'avoir été incapable de reprendre le contrôle des installations pétrolières. Il n’était évidemment pas l’unique responsable du désordre qui régnait dans le pays, mais il fallait bien une victime expiatoire. Pour plus de sureté, Ai Zeidan prit la fuite en Europe tandis que le CGN nommait Abdallah Al-Theni premier ministre par intérim.
C’est dans ce contexte que le général Khalifa Haftar lançait une offensive dans l’est du pays le 16 mai 2014, sans l’aval du CGN, encore que...
(À SUIVRE)