L'efficacité et la morale réunies
Depuis des semaines, les medias occidentaux martèlent, avec un peu plus d’insistance à chaque assassinat d’otage, des messages, des commentaires et des images pour nous convaincre de la barbarie de ce groupe qui se dénomme lui-même « État islamique ».
À la fin du mois d’août, chacun a compris qu’il allait bientôt pleuvoir des bombes, lorsque les medias nous ont livré l’interview de la mère d’un otage américain qui venait d’être décapité. Jamais nous n’avons vu auparavant d’interviews de mères d’un des civils tués par les drones américains, ni de la mère d’un des quatre condamnés pour possession de haschich décapités en Arabie Saoudite le jour même où l’otage américain a été sauvagement assassiné.
Il s’agit en effet de nous persuader de l’impérieuse nécessité de protéger les populations menacées, dont nous faisons partie d’ailleurs. Mais cette impérieuse nécessité a convaincu nos États de faire quoi ? De les bombarder par voie aérienne ! Et comme nos responsables et nos medias sont réalistes, ils nous préviennent charitablement que cette guerre pourrait durer des années…
Je me demande si nos dirigeants nous tiennent vraiment pour des abrutis achevés, qui n’ont rien vu des échecs répétés et sanglants des politiques qu’ils ont menées en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie, pour nous proposer une sorte de concentré des minables scénarios antérieurs ? J’imagine qu’ils ont l’espoir d’obtenir un fiasco encore plus retentissant que tous les précédents !
Car s’ils écoutaient ce que l’efficacité et la morale pour une fois rassemblées leur dictent, ils agiraient à l’inverse de ce qu’ils nous annoncent. En effet, si ces quinze à trente mille malades mentaux qui se promènent, armés jusqu’aux dents grâce aux stocks de l’armée américaine abandonnés par la pseudo armée irakienne, sont si dangereux, s’ils tuent un otage chaque semaine, s’ils liquident en masse tous ceux qui s’opposent à eux, s’ils kidnappent les femmes, faut-il vraiment attendre des années pour que les bombardements aériens finissent par les épuiser ?
Alors que, puisque nous avons la chance qu’ils soient tous rassemblés au même endroit, s’ils sont si monstrueux et si peu nombreux qu’on nous le dit, à peine deux divisions sur un territoire immense, voilà le moment idéal pour les liquider d’un coup. Car on ne peut pas croire que les forces rassemblées occidentales et arabes alliées, appuyées par les Iraniens, les Turcs et les Kurdes pour une fois réunis et les forces d’Assad, ne soient pas en mesure de les anéantir en quelques semaines.
Oh mais ce n’est pas si simple, nous rappellent les medias, car Obama a promis de ne pas envoyer de troupes au sol ! C’est vrai, si Obama l’a promis, il ne peut quand même pas changer d’avis, juste pour sauver quelques otages décapités, quelques dizaines de milliers de civils massacrés et quelques milliers de femmes enlevées. Et puis, il ne peut pas s’allier avec l’Iran et se coordonner avec Assad, il aurait l’air de quoi ? Regardez les Turcs, ils ont des chars à portée de tir de cette ville kurde assiègée, mais ils regardent passivement les gens se faire tuer, parce qu’ils ne savent pas trop qui sont leurs pires ennemis, les Kurdes ou « l’État islamique ». Alors c’est compliqué, vous comprenez ?
Ce qui fait que même l’idiot le mieux disposé du monde envers la novlangue que l’on nous sert aura du mal à gober d’une part que cet « Etat islamique », présenté comme une sorte d’hyper Al Qaïda, serait une terrible menace et d’autre part que le président américain et ses alliés, à commencer par les Turcs, ne veulent pas prendre le moindre risque pour les éliminer ! À moins que ces frappes limitées ne soient que des leurres, le temps diplomatique, technique et administratif de préparer une expédition militaire.
Car enfin, se dit l’idiot, si ces gens sont des monstres, pourquoi les attaquer si lentement, avec des moyens si limités? L’idiot ne comprend pas que tout se passe comme si « l’État islamique » et les États occidentaux s’étaient mis d’accord pour produire un spectacle de longue haleine à l’intention de leurs opinions publiques respectives, arabes et occidentales. D’un côté, comme dans un jeu vidéo, « l’Etat islamique » défie les grandes puissances occidentales, manifestant qu’il n’a pas peur. Les exécutions sont là pour montrer comment il humilie ces arrogants occidentaux et rajoutent un piment épicé à l’attrait de sa cause pour les jeunes fascinés par la violence et nourris du sentiment d’injustice. Du coup, les candidats au super war game réel offert par « l’Etat islamique » ne manqueront pas.
De l’autre côté, les États occidentaux, appuyés par leurs fidèles medias, nous montrent les horreurs que fomentent les méchants, ce qui leur permet d'avancer une fois de plus, qu’en comparaison, eux sont des gentils. Nos politiciens forment ensemble la « Force blanche» qui rassemble les gens humains et raisonnables. Ils luttent contre la «Force noire », avec des gants, de loin et de haut, parce que c’est bien que la «Force blanche» n’ait pas de pertes, parce que plus longtemps la «Force noire» résistera, plus longtemps la «Force blanche» aura un ennemi à désigner, plus longtemps les foules seront mobilisées, plus longtemps les esprits seront faciles à manipuler, plus la «Force blanche» disposera de temps pour prendre des mesures répressives, par exemple contre Internet.
Selon une logique cynique, tout se passe donc comme si les deux protagonistes avaient intérêt à ce que le combat dure longtemps.
Mais comment l’idiot pourrait-il comprendre cette convergence entre la «Force blanche» et la «Force noire», alors qu’il croit que l’efficacité et la morale sont supposées gouverner le monde dans lequel il vit, celui de la « Force blanche ?