LA THÈSE OU LA VIE
Entretemps j’avais tout de même réussi à publier trois articles supplémentaires au cours du printemps et de l’été 1975.
Il s’agissait d’un article sur un impôt inventé par Monsieur Jean Serisé, conseiller de Valery Giscard d’Estaing, mais qui n’a finalement jamais été appliqué, tant il était tortueux. Il portait sur l’accroissement de la valeur ajoutée des entreprises et mon article s’appelait « La Serisette : un impôt français au cœur de la formation des prix ? ».
Comme VGE a renoncé à le mettre en application, il s’agit sans doute du seul article scientifique qui ait été publié sur un impôt qui n’a jamais existé, et malgré tout dans une revue importante, Finances Publiques (vol. 30, n°3, 1975, pp. 452-460). Une curiosité.
Le deuxième article était issu de ma collaboration avec le Professeur Kristian Palda (voir mon blog « Retour au bercail »). Il s’attaquait à une importante étude économique menée par ce génie belge du marketing stratégique qu’était le Professeur Jean-Jacques Lambin, assisté par deux autres professeurs belges de très grande qualité, Philippe Naert et Alain Bultez qui appliquaient au marketing une méthode d’optimisation connue sous le nom du théorème Dorfman-Steiner.
De notre côté, Kristian Palda et moi, nous proposions de déterminer des « Optimal development budgets tied to the marketing mix » et grâce à la réputation de mon co-auteur, nous avions réussi à publier, en anglais bien sûr, dans la revue bien connue RD Management (vol. 6, n°1, octobre 1975, pp. 1-10.).
Je prolongeais cet article essentiellement théorique par une publication que j’espérais être plus proche de la gestion pratique des entreprises, qui portait sur « L'élasticité ventes, dépenses de développement est-elle une variable opérationnelle pour les décisions commerciales de la firme? » que je faisais paraître dans notre Revue d'Économie et de Gestion, publiée par l’IAE de Nice (n°7, juin 1975 pp. 159-174.). Mais je crois que je me faisais des illusions sur le caractère opérationnel de mon travail…
Il reste que mes activités extérieures à la préparation de la thèse s’étaient multipliées au cours de l’année. Ainsi j’avais été chargé par l’IIFP (Institut International des Finances Publiques), dont Jean-Claude Dischamps était l’un des Vice-Présidents, d’organiser pour le mois de septembre 1975, son important congrès à Nice en collaboration avec Peter Medgyessy.
Ce dernier, à l’époque haut fonctionnaire du gouvernement communiste hongrois, s’exprimait parfaitement en français. Il cachait sa remarquable intelligence sous une allure et un charme de playboy. Lorsque je l’ai connu, j’ai beaucoup apprécié sa capacité d’adaptation et de négociation, sans me douter qu’il connaitrait ensuite une carrière politique remarquable, devenant ministre des Finances de la Hongrie sous le régime communiste, passant ensuite au privé en tant que président de la filiale hongroise de Paribas, avant de réapparaitre à la tête d’un ministère des Finances dans un gouvernement postcommuniste. Finalement, il a conduit le Parti socialiste hongrois à la victoire en 2002 et devint Premier Ministre de Hongrie pendant deux ans avant d’être accusé d'avoir été un membre des services secrets communistes (ce qui me paraît très vraisemblable, sinon il n’aurait pas autant voyagé) et d’avoir accru excessivement les dépenses publiques.
Après le poste de Premier Ministre, il quitta le pouvoir pour une fonction d’ambassadeur itinérant de Hongrie de 2004 à 2008 ; je ne sais pas ce qu’il est devenu ensuite.
Vous avez sans doute déjà conclu, à juste titre, qu’entre les cours, les articles, les déplacements l’organisation d’un congrès et le lancement de l’Université du Troisième Âge, le temps consacré à la structuration de la thèse s’était dangereusement réduit. Il ne s’agissait pas seulement de temps mais de concentration intellectuelle.
Je sais maintenant que tout doctorant est menacé par la tentation de s’occuper de tout sauf de la thèse, tant cette dernière sature son esprit, ce qui le pousse à la fuir sous n’importe quel prétexte tout en culpabilisant pour chaque minute volée.
Les bonnes excuses, tels que les cours, les articles scientifiques, les missions à remplir, les congrès à l’étranger, ont l’avantage de réduire ce sentiment de culpabilité diffus qui ne quitte presque aucun doctorant tant qu’il n’a pas achevé sa thèse. Le problème qui s’ajoute à la culpabilité réside dans la nécessité d’écrire lorsque le doctorant ne trouve plus aucune excuse pour refuser d’affronter le papier blanc ou la page Word. C'est alors qu'il découvre que toute motivation l’a quitté, qu'il ne sait plus très bien pourquoi il a décidé de faire une thèse, qu'il écrit mal et n’importe quoi.
De mon point de vue, la solution idéale consiste à s’immerger dans la thèse sans souffler, sans compensation, comme se perd le drogué, le joueur ou le sportif de haut niveau et n’émerger qu'haletant, le dos en compote, les yeux rouges, de la masse de papiers, de nuits blanches, de journées passées devant son bureau ou face à son ordinateur lorsque la thèse est finie, totalement finie.
Dans un basculement de la vie étonnant, c’est le moment où il redécouvre avec surprise et parfois avec effroi la vie, le monde, les gens, regrettant alors le « bon » temps de cet esclavage volontaire…
Ce n’est pas ainsi que j’avais opéré.
Aussi, en septembre 1975, alors que j’organisais le congrès de l’IIFP avec Peter Medgyessy, les feuillets qui contenaient mes écrits de thèse n’étaient pas encore après trois ans, ni assez nombreux, ni assez cohérents, ni surtout assez pertinents à mon goût et à celui de mon directeur de thèse.
J’avais bien besoin du jugement de ce dernier, que je reçus pourtant avec rage !