L'INUTILE IMPOSTURE DE LA MAISON DES ESCLAVES
Vous avez peut-être visité la « Maison des Esclaves » à Gorée, une île à proximité de Dakar. En tout cas, de très nombreuses personnalités s’y sont rendues et ont versé une larme en écoutant le discours de son conservateur, Joseph N’Diaye, aujourd’hui décédé.
Voici ce qu’il contait à ses visiteurs à travers une mise en scène alliant parole, geste et démonstration à l’aide de chaînes en fer censées reconstituer celles des esclaves:
« Cette maison est la dernière esclaverie en date à Gorée. Au rez-de-chaussée se trouvaient les cellules séparées pour les hommes, les femmes et les enfants. Dans celles réservées aux hommes, faisant chacune 2,60 m sur 2,60 m, on mettait jusqu’à 15 à 20 personnes, assises le dos contre le mur, des chaînes les maintenant au cou et aux bras. »
« On ne les libérait qu'une fois par jour afin de leur permettre de satisfaire leurs besoins. Ils y vivaient dans un état d'hygiène insupportable car l'effectif dans cette maison se situait entre 150 à 200 esclaves. L'attente de départ durait parfois près de trois mois, ces esclaves étant transportés par voilier. »
« Tous partaient vers les Amériques, mais le pays de destination dépendait des besoins des acquéreurs, le père pouvait partir en Louisiane, la mère au Brésil et l'enfant aux Antilles. Ils partaient de Gorée sous des numéros de matricule et jamais sous leurs noms africains… »
À ce moment du récit, le regard du visiteur était attiré par une ouverture lumineuse au milieu du couloir central, donnant de plain pied sur la côte rocheuse. Joseph N’Diaye poussait son avantage : « Regardez cette porte, c’est de là que les esclaves embarquaient pour une vie de souffrances dans le Nouveau Monde, dont beaucoup mourraient en mer, encadrés par des gardiens armés au cas où ils auraient tenté de s’évader… »
Jusqu’à sa mort en 2009, Joseph N’Diaye a fait ce récit plusieurs fois par jour, devant des visiteurs souvent illustres ou devant des classes de collégiens. Il a été invité dans le monde entier. Un timbre français consacré à la Maison des Esclaves a été émis en 1980 dans la série « Patrimoine mondial ». En 1990, la « Maison des Esclaves » a été restaurée avec l'aide de l'UNESCO et l'organisation onusienne est allée jusqu'à la qualifier de « centre historique du commerce triangulaire», la désignant comme « un lieu hautement symbolique de l'histoire des peuples ».
Symbolique en effet, car tous les faits décrits par Joseph N’Diaye sont purement imaginaires.
Pourtant d’innombrables personnalités ont fait et font encore le pèlerinage jusqu’à la « maison des esclaves ». Citons, entre autres, Abdoulaye Wade, Abdou Diouf, les présidents Omar Bongo, Houphouët-Boigny, Lula, François Mitterrand, Jimmy Carter, Bill Clinton et George Bush, Henry Kissinger, l'impératrice Farah Diba et sa mère, le roi Baudouin et la reine Fabiola, Michel Rocard, Jean Lecanuet, Lionel Jospin, Régis Debray, Roger Garaudy, Harlem Désir, Bettino Craxi, Nelson Mandela, Jesse Jackson, Hillary Clinton et sa fille, Breyten Breytenbach, les chanteurs James Brown et Jimmy Cliff, la famille Obama…
Ce pince sans rire de Léopold Senghor avait pressenti un tel engouement lorsque, dès 1967, il remercia le « conservateur » Joseph Ndiaye pour son éloquence et sa « contribution efficace au développement culturel et touristique du Sénégal».
Mais Joseph Ndiaye n’a pas tous les torts. L’histoire de la porte date des années 1930, colportée par le Guide de Robert Gaffiot qui indiquait déjà que « L’extrémité du couloir donne sur la mer : le « négrier » avait ainsi toute facilité pour faire disparaître les cadavres de ceux qui ne pouvaient subir jusqu’au bout le supplice de cette vie atroce » (La fabrication du Patrimoine : l’exemple de Gorée (Sénégal), In Situ, Revue des Patrimoines, 20/2013, 8).
Or la « Maison des esclaves » a été construite en 1783 par Nicolas Pépin, le frère de la métisse (ou signare) Anne Pépin, elle-même maîtresse du Chevalier de Boufflers. Dans les appartements et les bureaux de l’étage, les habitants de cette demeure bourgeoise se préoccupaient du négoce de la gomme arabique, de l’ivoire ou de l’or, pas d’expédier par la mer leurs domestiques et surtout pas par la célèbre porte qui ne donne que sur des rochers impropres à l’accostage de quelques navires que ce soit.
Ils entraient évidemment dans le petit port et l« esclaverie » de Gorée, par ailleurs peu importante, a bien existé à Gorée mais elle est située ailleurs sur l’île. Il existe bien des lieux symboliques de la traite négrière au Sénégal, Saint-Louis, Podor, Saint-Joseph de Galam, Saint-Pierre, Rufisque, Portudal, Porto-Novo, Point Sarène, Joal, Palmarin, Saloum, Albréda, Ziguinchor, sans être dans l’obligation de célébrer leur mémoire dans une fausse « maison des esclaves ».
Six ans après le décès de Joseph N’Diaye, il serait temps de tirer un trait sur les récits du griot, pour repartir de la vérité, en partant par exemple du Musée de la femme qui existe déjà, pour créer un vrai musée de la traite négrière fondé sur des faits avérés. L’économie comme la dignité du Sénégal ne s’en trouveront que mieux.