LA LÉGITIMITÉ DE L'AUTORITÉ
D’où vient l’autorité ? avec le temps, la légitimité de l’autorité a non seulement évolué, mais a basculé d’une légitimité transcendantale à une légitimité fondée sur la raison. Non sans dégâts pour l’autorité per se.
Dés les premiers philosophes grecs, comme Protagoras ou Lycophron, l'autorité était supposée être le produit d'un accord passé entre les hommes afin d'assurer leur concorde. C’est Platon qui a donné le premier une orientation métaphysique à l’autorité, dans La République, Livres VI et VII (315 av J.-C.). Pour ce dernier, l’ordre supérieur de la Raison et des Idées génère des normes transcendantes qui s’imposent aux gouvernants comme aux gouvernés. Il est approuvé sur ce point par Aristote qui invoque un ordre cosmique s’appliquant aux différences entre les êtres ainsi qu’à la distribution inégale du pouvoir qui en résulte.
En pratique, dans la Rome antique, la civitas romana applique intuitivement la conception platonicienne du pouvoir en liant l'autorité au sacré. Le Sénat romain est chargé de cette relation entre l’autorité et le sacré, qui consiste concrètement à éclairer ses décisions par l’interprétation des legs du passé. Ainsi Cicéron dans son Traité des Lois (52 av J.-C.), rappelle que le Sénat se contente de formuler un avis dont la nature sacrée implique que le peuple doive naturellement s’y soumettre, sans que la contrainte soit nécessaire.
La modernité a entraîné une substitution de légitimité en matière d’autorité. L’autorité n’est plus fondée sur une justification transcendante, cette dernière étant désormais adossée à la raison. Machiavel a officialisé cette substitution de légitimité dans Le Prince (1513), en invoquant un pacte volontaire entre les hommes et l’État, les premiers abandonnant une partie de leur pouvoir au second pour que ce dernier fasse fonctionner la société. Cette idée de pacte ou de contrat entre gouvernés et gouvernants est partagée par Hobbes dans Le Léviathan (1651), Locke dans son Traité du gouvernement civil (1690), Montesquieu dans L'Esprit des lois (1748) ou Rousseau dans Le Contrat Social (1762).
Cette unanimité est réconfortante du point de vue intellectuel, mais si l’autorité n’a plus d’origine transcendante, que signifie ce pacte originel qui délègue aux gouvernants une partie du pouvoir des gouvernés? Quelle est la forme d’autorité raisonnable ? Quelle est la partie du pouvoir des gouvernés qui doit être concédée aux gouvernants ? L’histoire montre que la forme d’autorité qu’acceptent en pratique les hommes évolue, accompagnée de révoltes qui aboutissent provisoirement à de nouvelles constitutions et lois.
En effet, dès lors qu’il invoque la raison pour accepter l’autorité ou pour l’imposer, l’homme se trouve contraint de redéfinir sans cesse la frontière entre ses droits individuels (la sphère privée) et les pouvoirs de l’État (Benjamin Constant, Principes de politique (1815)).
De plus, force est de constater que l’autorité fondée sur le sacré n’a pas abdiquée, ce qui tiraille l’individu entre le pouvoir traditionnel, qu’invoque notamment les religions, et le pouvoir fondé sur la raison (Burke, Hegel). D’ailleurs, l’autorité issue de la raison n’est pas acceptée sans réticences. Tocqueville s’inquiète dans De la démocratie en Amérique (1835) ou dans L'Ancien Régime et la Révolution (1856) des risques de tyrannie que véhicule le système de pouvoir démocratique. Il pose du coup un débat essentiel concernant le pouvoir, la relation entre l’égalité et l’autorité.
Car si la raison postule l’égalité entre les hommes, cette égalité n’implique t-elle pas la disparition de l’autorité ?
Inversement, Si l’on admet qu’en pratique l’autorité s’avère nécessaire pour le bon fonctionnement ou même le fonctionnement tout court de la société, comment la raison peut-elle justifier l’inégalité entre les hommes ? La nécessité ? Quelle est l’essence de cette nécessité ?
On le constate, l’invocation de la raison rend contingent le débat sur la légitimation de l’autorité.
C’est ce que, dés l’origine, voulait éviter Platon.
Dans la société du XIXe siècle livrée à la tyrannie de la raison, tiraillée par les contradictions entre raison et autorité, l’on voit Karl Marx refuser ce débat dans La Question juive (1844) et Engels, dans De l'autorité (1874), se contenter d’affirmer que l'autorité ne devrait pas disparaître ou Proudhon dans Du principe fédératif (1863), rejeter logiquement le principe d’autorité au nom de la liberté, justifiant l’anarchisme.
Le problème est que presque personne, sauf les anarchistes, ne se résigne à la disparition annoncée de l’autorité. Des sociologues comme Durkheim, dans De la division du travail social (1893) et dans Le Suicide (1897), assurent que le principe d’autorité est nécessaire pour assurer le fonctionnement de la société. Max Weber, après avoir, dans Économie et société (1922), proposé sa célèbre typologie de la légitimité de l’autorité, traditionnelle, charismatique ou bureaucratique prévoit que l’autorité bureaucratique, rationnelle donc, deviendra progressivement dominante, mais que ce sera sans doute aux dépens de la liberté des individus.
Nombre de penseurs germaniques, sociologues, juristes ou philosophes cherchent à justifier le principe d’autorité en évitant soigneusement de l’opposer à la raison ou à la liberté. C’est le cas de Georg Simmel dans Sociologie (1908), d’Hans Kelsen dans sa Théorie générale du droit et de l'État (1945) ou de Carl Schmidt dans sa Théologie politique (1922) ou même de Julien Freund dans L'Essence du politique (1965).
Ainsi apparaît une contradiction fondamentale entre tous ceux qui estiment l’autorité nécessaire en pratique et les philosophes qui contestent sa légitimité.
De facto, il nous faut donc prendre position sur la question de son affaiblissement supposé. Devons nous en tenir compte, oui ou non, pour concevoir le management des organisations du XXIe siècle ?