LE GRAND JEU
L’intervention de l’aviation russe dans le bourbier syrien a bouleversé la donne stratégique au Moyen-Orient et mis à jour les calculs des différents acteurs de ce « grand jeu » qui a fait plus de deux cent quarante mille victimes et des millions de réfugiés en quatre années et demi de guerre.
Avec seulement 34 bombardiers tactiques SU-24M et SU-34, 12 avions d’attaque SU-25, 7 hélicoptères d’attaque MI-24 et un nombre inconnu de chasseurs SU-30, l’aviation russe a renversé l’équilibre des forces. En quelques jours, on a découvert qu’un groupe aérien déterminé et renseigné pouvait affaiblir rapidement la résistance de troupes semi équipées et diversement organisées qui doivent dorénavant faire face à la contre offensive de l’armée syrienne.
Les Etats-Unis, la France, la Turquie et tous les alliés en ont été mortifiés, mais ils ont dû se contenter d’accuser la Russie de ne pas s’attaquer à l’EI. En l'occurence, ils se trouvent placés dans une situation impossible, puisque la Russie a le droit et la cohérence pour elle en intervenant en Syrie à la demande de son gouvernement légitime. Que peuvent lui reprocher des États qui y sont présents dans l’illégalité ? Tout au plus de soutenir un gouvernement qu’elles accusent d’être trop brutalement répressif, mais comme il est l’adversaire de l’EI qui le dépasse largement en violence, l’argument peut être retourné.
De plus les deux cent quarante mille morts de la guerre syrienne ne sont pas tous des victimes de Bachar El Assad, loin de là. Selon l’OSDH qui estime que ce sont des chiffres minima, au 19 mars 2015 les forces du régime syrien comptaient 84409 morts alors que les diverses forces d’opposition, islamiques ou non, en dénombraient 73544 auxquels s’ajoutaient 8000 morts pour les forces de l’EI. De plus, 111624 civils avaient payé de leur vie leur présence sur le terrain. On pourrait donc reprocher aux Etats-Unis et à leurs alliés, en encourageant et en armant les rebelles, d’être comptable au même titre que l’État syrien de ces deux cent quarante mille morts.
Au-delà des arguments politiques pour les naïfs, les uns se réclamant des Droits de l’Homme et les autres de la Légalité, il reste que la situation stratégique est chamboulée.
On voit désormais clairement que les Etats-Unis et leurs affidés visaient à la disparition du régime syrien pour le remplacer par un État à dominante sunnite qui aurait été leur obligé. Ils en auraient tiré l’avantage d’affaiblir la Russie et l’Iran, mais aussi de récupérer accessoirement l’exploitation de l’énorme champ gazier et pétrolier situé au large de la Méditerranée Orientale, de l’Egypte à la Turquie et à la Grèce, en passant par la Syrie, qui a été curieusement découvert peu avant le début de la guerre.
Cet enjeu stratégique justifiait à leurs yeux la prolongation de la guerre et l'existence provisoire de l’Etat Islamique tant que ce dernier contribuait à ce dessein en affaiblissant Assad.
Une fois le régime syrien tombé, ils auraient pu même s’offrir les gants de s’attaquer sérieusement à l’EI, ce qui leur aurait permis de « démontrer » que ce renversement était bien la condition sine qua non de son éradication. En d'autres termes, ils rêvaient d'obtenir à la fois le beurre (la Syrie et ses champs gaziers) et l’argent du beurre (la justification morale a posteriori de leur stratégie).
Mais voilà que la Russie, avec l’aide de l’Iran, s’est décidée à contrer directement ce plan. Elle s’appuie sur les régimes alliés de la Syrie et de l’Irak qui échappe de plus en plus à l'influence américaine. Ces forces combinées ont probablement les moyens de bousculer les diverses troupes des opposants, en premier lieu dans le triangle Lattaquié Homs Alep, avant de se retourner vers d’autres zones moins névralgiques. Les Etats-Unis n’ont plus que le choix de livrer des armes aux rebelles, sans doute en vain, ou d’attaquer directement les troupes syriennes et iraniennes en affrontant l’aviation russe, ce qui constituerait une escalade considérable pour un enjeu somme toute secondaire.
Il est plus probable qu’ils vont devoir traiter avec la Russie et faire leur deuil du contrôle de la Syrie, mais il s’agit clairement de l’échec d’une stratégie fondée sur la sous-estimation de la volonté russe de leur résister et qui les avait pourtant déjà conduit à s’embourber en Ukraine.
Accessoirement, le révélateur syrien nous montre bien que toute propagande, qui s’appuie fatalement sur de grands idéaux comme les Droits de l’Homme, n’est qu’un outil stratégique destiné à modifier les rapports de force en faveur de celui qui les invoque. L’outil a été utilisé en Afghanistan, en Irak, au Kosovo et en Libye avec des « succès » divers en termes de morts et de chaos qui rendent incertains les progrès en termes de Droits de l’Homme dans ces pays, encore que les bénéfices, pour ceux qui les invoqaient, devaient sans doute se situer ailleurs.
Mais cette fois-ci, cela n’a pas marché et du coup le gaz et le pétrole syriens resteront russes…