Pierre Baranger, l'ami
Le 16 mai dernier, je décrivais la situation dans laquelle je me trouvais, à l’orée du Concours d’Agrégation en Sciences de Gestion, moi qui était encore assistant non titulaire à l’IAE de Nice en ce début d’année 1980 et qui venait à peine d’être reçu en tant que Maitre-Assistant en Sciences de Gestion quelques jours auparavant.
J’avais pour moi un moral d’acier puisque je venais d’obtenir un succès marquant quoique logique à cette qualification, mais j’avais contre moi d’être nullement prêt à franchir l’étape décisive du concours d’accès au grade le plus élevé de la carrière universitaire, auquel s’ajoutait mon isolement loin des cénacles où se préparaient le concours.
La rumeur prétendait que certains candidats étaient destinés à réussir ce concours qui offrait 16 postes pour 64 candidats en raison de leur expérience, de leur ancienneté, de leur réputation et de la qualité de leur préparation. Je ne répondais à aucun de ces critères ce qui fait que tout le monde considérait que je ne me présentais que pour échouer et me représenter plus sérieusement au concours suivant.
En revanche, Pierre Baranger figurait parmi ces favoris. Je l’avais rencontré quelques semaines auparavant et il savait que j’étais l’un de ses concurrents. Loin de m’écarter, il m’avait proposé avec une extraordinaire générosité de m’aider à préparer le concours en me fournissant les sujets que traitait le groupe dirigé par le très connu Professeur Pierre Lassègue, groupe dont il faisait partie.
Je saisis immédiatement toute la grandeur de son attitude qui consistait à aider l’un de ses concurrents parce qu’il avait plus de difficultés que lui à la préparation au concours. Je lui en ai toujours voué une grande reconnaissance et ce fut l’origine de notre profonde amitié, aujourd’hui éteinte par son décès en 2004, à l’âge de 69 ans, des suites d’un cancer.
Pendant sa vie, après une formation en Droit et à Sciences Po Paris, il a conduit deux carrières professionnelles successives l’une de cadre d’industrie, notamment au Québec de 1962 à 1975 puis de Professeur en Sciences de Gestion, surtout en Bretagne. Lorsque je l’ai connu, il était Professeur Associé en Sciences de Gestion à l’Université Paris Val de Marne avant de devenir Professeur en Sciences de Gestion en 1981 et de rejoindre un poste à Rennes.
Il a alors commencé sa véritable carrière universitaire pratiquement en même temps que moi. Il a pris la direction de l’IGR avant de rejoindre l’Université de Brest et il a notamment écrit des ouvrages sur la Gestion de la Production, constituant avec Jean-Claude Tarondeau et Vincent Giard, le groupe des trois professeurs français qui ont fait vivre la discipline universitaire de la Gestion de la Production.
Il a naturellement dirigé des thèses et participé à des jurys. C’est précisément lorsqu’il m’annoncera qu’il ne pourrait pas se rendre à un jury de thèse à Nice en raison d’un contrôle de santé que j’apprendrai sa maladie contre laquelle il a lutté jusqu’au bout de ses forces. Je me souviens tout particulièrement de ce colloque sur « La chaine de valeur : un concept démodé ? » qu’il a organisé quelques mois avant sa mort. Tous ses amis y ont participé sachant que sa fin était proche et nous faisions semblant de débattre de sujets scientifiques comme si de rien n’était, le cœur lourd. Je garde la triste et douce image du dîner en tête à tête que nous avons partagé la vieille du colloque, lui me faisant part de sa volonté de lutter par tous les moyens existants ou potentiels contre sa maladie et moi cherchant des mots de soutien…
Pierre Baranger n’est plus, mais dans mon souvenir il reste celui qui conjuguait deux qualités extraordinairement rares, l’amour des autres et la rigueur pour soi-même. Je l’ai vu s’occuper de sa famille et de ses étudiants sans jamais ménager sa peine. J’ai vu la force qu’il puisait dans sa grande famille, avec des frères et des sœurs qui oeuvraient aussi bien au MIT que dans les ordres monastiques en Afrique Centrale ou à la direction du Ministère des Affaires Étrangères.
Mais personne ne pouvait comprendre Pierre Baranger, s’il ne connaissait pas son attachement à l’île de Raguenès au large de Néves que lui avait légué son père. C’était une petite île de trois hectares accessible de la côte à marée basse que le souci de protéger fit qu’il abandonna une carrière prometteuse au Canada pour se rapprocher de la Bretagne, donc de l’île qui lui avait été confiée pour qu’il la défende contre vents et marées, c’est bien le terme.
Fidélité à la famille, à la terre de Bretagne, à ses valeurs, avec un engagement total, tel était Pierre Baranger.
Des édiles voulurent détruire l’île en construisant un pont et en y installant un port. Il parvint à faire annuler le projet en classant le site à l'inventaire des Monuments historiques grâce à la présence de vestiges d'un tumulus néolithique. Puis, en 1975, le département tenta une OPA qu’il parvint encore à enrayer avant que l’administration ne cherche à se venger en tentant de s’opposer à la reconstruction d’une ancienne bergerie. Jusqu’à la fin de sa vie, il consacra tous ses étés à protéger l’île de l’érosion et des visiteurs indélicats.
Je me souviens qu’un soir, chez lui, devant un feu de bois, il m’a déclaré avec des étoiles dans les yeux : « Cette île, c'est le paradis. Comme ma mère autrefois, j’y ai passé les meilleurs moments de ma vie ».
J’admirais ses rêves, son courage, sa générosité, sa lucidité.
Qu’écrire de plus ? Ceci :
Grâce à lui, j’ai réussi le Concours en Sciences de Gestion, prélude extraordinaire à une amitié qui ne fit que s’approfondir au cours du temps et qui ne s’efface pas, parce qu’il reste l’exemple à suivre en termes de générosité et de détermination.