UNE VIOLENTE BOUFFÉE DE BUREAUCRATIE
Avant de reprendre le fil de ma carrière universitaire qui, une fois le concours réussi, va se poursuivre à Dakar, voici le récit d’une de mes expériences récentes d’organisation de formation à l’étranger qui s’est complétement effondrée sous les coups de la bureaucratie, dans laquelle se trouve désormais immergée l’université française et européenne.
Cela faisait trois ans que je négociais en parallèle avec les excellents représentants de l’Université Nationale d’Économie de Kiev (KNEU) et avec les représentants de ma propre université, l’Université de Nice Sophia-Antipolis. Je pensais être arrivé au bout du tunnel : le programme franco-ukrainien de gestion (PFUG) allait bientôt débuter.
Nous avions déterminé quels seraient les professeurs qui iraient en Ukraine, les dates étaient fixées, les programmes de cours envoyés et nous allions enfin inaugurer le premier programme de gestion en français à Kiev, afin de participer au développement de la coopération franco-ukrainienne, aider les entreprises françaises à travailler avec l’Ukraine et permettre aux étudiants ukrainiens de trouver des emplois dans ces entreprises…
Tout était prêt, ce qui m’incitait par acquit de conscience, deux mois avant le début du premier cours, à demander à KNEU quelle était leur procédure exacte pour payer les enseignants. Il était convenu depuis longtemps que KNEU se substituerait à l’IAE pour les rémunérer, mais l’expérience m’incitait à être prudent. Et en effet, j’avais des raisons d’être prudent car le service comptable de KNEU me répondit que l’IAE devrait leur adresser une facture globale et non les enseignants individuellement.
Je me suis donc retourné vers l’IAE pour les modalités de cette facturation. Ce dernier m’a alors fait savoir qu’il était impossible d’adresser une facture à KNEU parce que le programme en question n’était pas inscrit dans « Apogée ». Apogée est le modeste nom que les informaticiens ont donné à l’araignée informatico-bureaucratique qui saisit, c’est le cas de le dire, tous les programmes de formation de notre université. Si votre cours n’est pas inscrit dans Apogée, pas de rémunération. Or le programme de KNEU, nouveau et extérieur à l’université, n’était pas inscrit dans Apogée. Il était impossible pour l’IAE d’établir une facture pour un cours qui n’existait pas et par conséquent de rémunérer les enseignants pour ce cours…
Pour satisfaire les bureaucrates de KNEU et les miens, Il fallait donc inscrire ce cours dans Apogée. Mais pour ce faire, il faudrait passer par la procédure complète en commençant par solliciter l’avis du Conseil de l’IAE puis celui des services internationaux de l’Université, rendre une visite de courtoisie au Vice–Président chargé de l’international puis présenter un rapport devant le CEVU (Conseil des Etudes et de la Vie Universitaire) qui transmettrait son avis au Conseil d’Administration de l’Université, qui transmettrait à son tour le dossier estampillé de son visa au Ministère de l’Education, qui solliciterait de son côté l’avis du Ministère des Affaires Étrangères avant de nous retourner le tout en nous autorisant, probablement, à inscrire le programme dans Apogée. Ne croyez pas que j’exagère, au contraire, je ne vous présente la procédure que dans ses grandes lignes !
Au bas mot, un an au minimum, plus probablement deux ans d’efforts, de rapports et d’attente, tout cela pour une procédure purement formelle qui aboutirait sans doute à l’accord blasé de l’ensemble de la chaine bureaucratique, tout à fait ignorante du but, de l’intérêt et surtout de l’urgence de ce programme.
Ce retard risquait de porter un coup fatal au projet : l’année précédente, un incident avait déjà montré les dangers du retard de la programmation. Un projet plus court, qui devait servir d’amorce au lancement du PFUG, devait être organisé dés le mois de septembre. Nous étions en mai et lors de la réunion du CEVU (Conseil de l’Enseignement et de la Vie Universitaire) qui devait approuver le projet, l’une de mes collègues qui ne manquait jamais d’imagination pour bloquer tout projet passant à sa portée, avait trouvé que les initiales IFUM (Institut Franco-Ukrainien de Management) étaient trop proches des initiales « IUFM », ce qui la gênait ! Elle suggérait IFUG. Il fallut deux mois pour obtenir l’accord de toutes les parties pour ce changement de nom mais ce retard fut fatal au programme car il était trop tard, fin juillet, pour que les étudiants ukrainiens s’inscrivent au programme IFUM/IFUG parce qu’ils avaient déjà fait leur choix pour leur formation de l’année suivante !
Bref, j’étais prévenu, le temps que se déroule la procédure et le projet PFUG serait mort et enterré. Au cas où j’aurais eu des velléités de me lancer malgré tout dans cette aventure, l’IAE ajouta, pour me décourager tout à fait, que s’il avait à payer les professeurs pour les cours effectués à Kiev dans le cadre d’Apogée, ils le seraient au tarif universitaire habituel. Autant dire que personne de sensé, sauf à vouloir visiter Kiev, une jolie ville au demeurant, n’irait consacrer une semaine, déplacement compris, pour gagner la même somme qu’il recevrait dans son université sans se déplacer.
Fort de ce constat, je me retournais vers KNEU et je leur expliquais par mail et à plusieurs reprises que la seule solution consistait à payer directement les professeurs français. C’était sans compter sur la fierté de la bureaucratie ukrainienne: elle n’allait pas capituler devant la bureaucratie française ! Elle s’accrocha alors au texte, par définition interprétable, de la convention entre l’IAE et KNEU, pour contester que KNEU ait à payer directement les cours. J’expliquais à nouveau que si les professeurs n’étaient pas payés, ils ne viendraient pas et que pour ma part, si j’étais prêt, pour débloquer le programme, à venir faire cours gratuitement la première fois à Kiev, je ne pouvais pas l’exiger de mes collègues.
L’administration de KNEU écrivit alors au Directeur de l’IAE pour se plaindre de mon attitude rigide. Ce dernier répondit en substance que si les professeurs n’étaient pas payés, ils ne viendraient pas.
Mais l’administration de KNEU n’était pas prête à se résigner à la moindre concession au principe de réalité: elle estimait qu’elle était dans son droit et pour faire « avancer » le dossier à défaut de résoudre le problème, elle se retourna vers l’Ambassade de France à Kiev pour se plaindre du refus de l’IAE de respecter le contrat qu’il avait signé avec KNEU.
L’ambassade se rapprocha de nos services internationaux qui me contactèrent et à qui j’expliquais, encore et encore, que si les professeurs n’étaient pas payés, ils ne viendraient pas…
Bref, je me fatiguais en vain à répéter sans cesse la même évidence à des bureaucrates sourds et aveugles qui étaient en train de réussir, une fois de plus, à assassiner un programme qui avait demandé trois ans de négociations et d’échanges, plusieurs déplacements de part et d’autre et qui surtout n’aurait eu que des effets positifs pour les relations entre l’Ukraine et la France. Mais je savais aussi que les bureaucrates n’en avaient cure, puisque leur seul objectif consiste toujours à avoir raison de toute opposition quelles que soient les conséquences et que ce n’est que lorsqu’ils y réussissent pleinement qu’ils peuvent s’endormir enfin, la conscience tranquille…
Et de fait, il n’y eut pas de happy end. Ensemble, les bureaucrates français et ukrainiens eurent de cette manière la peau du programme PFUG, qui n’a jamais connu le moindre début de réalisation, malgré les grandes promesses du projet.
C’est alors que je ruminais ces sombres pensées sur l’arme du temps utilisée par la bureaucratie pour détruire tout projet qui lui est soumis que je pris conscience que je payais depuis un an et demi des cotisations retraites pour rien. Je décidais donc de prendre rapidement les mesures défensives nécessaires pour mettre fin à cette situation bureaucratiquement parfaite, mais économiquement absurde…