Filip PALDA, mon ami envolé
Si on veut saisir qui est Filip Palda, il faut commencer par sa famille. Filip est né le 12 mai 1962 à Montréal, d’Isabelle et de Kristian Palda.
Isabelle venait de Bedford (Québec) élevée par les Ursulines. Lorsqu’elle rencontra Kristian, l’entourant de tout son amour, elle ne le quitta plus que pour mourir dans ses bras, le 6 juillet 2016. J’aimais Isabelle. Elle était fière à juste titre de ses enfants, Filip et Valérie, et de son époux Kristian, fameux pour l’excellence de sa recherche.
Kristian, son père, est d’origine tchèque. Il s’est enfui de Tchécoslovaquie, alors qu’étudiant, il était menacé par la police du régime communiste qui venait de prendre tout le pouvoir, alors qu’il était issu d’une grande famille industrielle fortement engagée dans la République tchécoslovaque qui émergea en 1918. Aux Etats-Unis puis au Canada, Kristian a eu le courage de reconstruire complétement sa vie, reprenant ses études tout en faisant des petits boulots jusqu’à devenir professeur à Queen’s, un grand professeur d’économie et de gestion.
À Kingston, la famille Palda formait une famille parfaite, Isabelle, Kristian, Filip et Valérie. En tout cas à mes yeux.
Filip était tout entier lié, tout entier acquis à sa famille, celle dont il est issu et celle qu’il a construite avec Maria et sa belle-mère Raisa. Avec Kristian, c’était l’incroyable richesse des échanges intellectuels. Kristian sait tout, comprend tout avec une liberté intellectuelle rarissime. Il ne se laisse prendre à aucun piège du politically correct, au contraire il les détecte immédiatement. Filip a fait de même, il pouvait avoir un échange avec Kristian sur tous les sujets et comme tous les deux s’intéressaient à tout !
Avec Isabelle qui savait conduire sa maisonnée avec affection, prudence et autorité, Filip n’était qu’attention. Dans les dernières années de la vie d’Isabelle, il sera sans cesse anxieux de ses difficultés et sans cesse présent pour l’aider physiquement, faisant en permanence l’aller-retour entre Ottawa où il habitait et Kingston. Sans cesse des aller-retours épuisants, sans compter sa fatigue, sans oublier sa femme ni son travail ou plutôt ses travaux, car il enseignait, écrivait et participait à des débats.
Je décris Filip en dehors de son côté universitaire, brillant bien sûr et non encore pleinement reconnu, car il faudra du temps.
Moi, Filip, je l’ai connu par son père, comme Valérie et Isabelle. J’ai été reçu à Kingston où j’ai passé plusieurs étés, invité grâce à Kristian par Queen’s. J’ai connu Filip étudiant à Chicago puis professeur au Canada, finalement installé à l’Enap. J’ai commencé par échanger avec Kristian, puis avec Isabelle, Filip, Valérie, avec toute la famille à la fois. Ma propre famille est venue à Kingston, je m’y suis presque installé. Comprendre Filip, c’était d’abord comprendre la famille Palda, catholique, intelligente, libre, solide, amicale, je ne sais dans quel ordre écrire ces adjectifs.
Filip parti, c’est déjà une deuxième pièce de la famille Palda qui s’en va, après Isabelle. On savait que c’était couru, c’est la vie, mais que c’est dur !
C’est simple, c’est un morceau de ma grande famille à moi qui me quitte et bien sûr, j’en ai les larmes aux yeux. C’est bête, je sais, mais j’aimais Filip. J’ai découvert avec lui aussi bien les Tim’s Hortons ou Costco que les réflexions politico-économiques les plus subtiles. Je l’ai invité pour donner des cours à Strasbourg, à l’IECS, J’ai lu ses livres, j’ai fait le projet d’en traduire un, j’ai visité avec lui le musée de l’aviation du Canada à Ottawa, j’ai dormi chez lui et apprécié la chaleur de son foyer, j’ai marché avec lui de longues heures, et avec lui, nous avons parlé, parlé, parlé. Grâce à lui et à son obstination aussi amicale que déterminée, je suis devenu Professeur Invité à l’ENAP, croyant un moment que j’allais pouvoir m’installer au Canada.
Puis est venue la maladie, puis est venu le départ d’Isabelle, tous les liens ont été suspendus par ces catastrophes qui planaient là-bas sous le ciel bleu de Kingston d’où Filip me faisait encore parvenir des films un peu surréalistes provenant d’un drone qu’il envoyait survoler sa ville, un drone qui survolait surtout sa vie, tous les jours plus fragile, en voletant au-dessus de son quartier, de sa rue, de sa famille. Je n’aimais pas ces films sur Kingston, ils étaient tellement mélancoliques, tellement nostalgiques, ça me prenait à la gorge.
Je n’osais plus les voir, je n’osais plus téléphoner, je n’osais plus rien, attendant quoi ? Attendant le pire, que je n’osais m’avouer.
Et voilà que c’est arrivé.
Avec Filip, c’est un morceau de mon Canada qui part.
Que voulez vous que j’écrive de plus ? Que je fasse l’hommage de ses travaux ? Je ne pense pas que ce soit le moment. D’ailleurs, j’ai déjà publié un blog écrit par Filip sur Gary Becker, le 12 novembre 2014, à un moment où la maladie couvait secrètement. Que c’était un type formidable ? Il l’était, mais lorsqu’on l’écrit après, c’est trop tard.
Je vais simplement écrire ce que je ressens. Filip, c’était un homme trop bon, trop généreux, trop sensible, trop intelligent pour vivre dans le monde de brutes qu’il côtoyait. Alors, il s’est donné à fond pour les gens auxquels il croyait, il s’est replié progressivement sur sa famille et quand il a vu qu’il n’avait plus rien à donner, quand il s’est assuré qu’il avait fait tout son possible, il est parti.
Ce que je viens d’écrire, vous pouvez être sûr que je ne l’écrirai pas de grand monde. Ce dimanche, à l’église de Puget-Théniers, j’ai fait dire une messe à son intention et à celle d’Isabelle, à la demande de Kristian. Ainsi le lien est maintenu, en dépit de tout.
Mais voyons. Si ce billet peut servir à quelque chose, comprenez ceci : j’aimais Filip et maintenant c’est fini, c’est trop tard, je ne peux plus rien lui donner, il ne peut plus rien me donner. Sauf que je vais le relire.
Comprenez aussi que l’amitié, l’affection que vous partagez avec quelqu’un est le bien le plus précieux qui vous a été donné d’obtenir dans cette vie, par chance. Ne le gaspillez pas, ne négligez pas vos amis et surtout par pitié, ne vous fâchez pas avec eux.
Vivez votre amitié jusqu’au bout, car c’est sûr, la fin viendra et alors il ne vous restera plus rien, comme si l’amitié n’était qu’un bout de papier qui brûle, qui s’effiloche, avant de s’envoler dans le grand vent canadien, ce 24 août 2017, par la fenêtre d’une salle d’hôpital de Toronto…