KRISTIAN PALDA ET MOI
Kristian Palda est décédé à Kingston le vendredi 26 juillet 2019. J’avais toujours juré d’aller assister à son enterrement, coûte que coûte. Pourtant au dernier moment, pour toutes sortes de bonnes raisons, j’ai dû y renoncer.
J’ai rencontré Kristian en 1974. J’étais assistant à l’IAE de Nice. Je le saluais par politesse, tout en me demandant qui il était. Quand j’ai lu son curriculum vitae en main, j’étais stupéfait que personne ne s’intéresse à lui à l’Université.
Nous sympathisâmes rapidement.
Apprenant que j’avais une formation en mathématiques, Kristian prétendit que je pouvais l’aider pour achever un article. Je ne crois pas qu’il avait vraiment besoin de moi, mais qu’il cherchait à m’aider. Il m’a ainsi permis de publier deux articles en anglais avant la soutenance de ma thèse, qui ont certainement contribué à la réussite de la première épreuve du concours d’agrégation en Sciences de Gestion.
Ma deuxième rencontre avec Kristian et sa femme Isabelle eut lieu à Prague. Ils s’y trouvaient pendant les vacances de Noel 1976, en même temps que mon frère, ma compagne, un ami et moi. La ville était grise, le froid intense et j’avais une forte fièvre. Kristian me permit de rencontrer un médecin tchèque, avant que mes problèmes médicaux ne prennent un tour plus complexe, qui me retint dans les hôpitaux tchèques pendant trois semaines.
Nous restâmes en contact ensuite, nous nous vîmes souvent en France, puis, après le concours d’agrégation et mon séjour au Sénégal, nous repriment notre collaboration qui me permit de publier un article en 1985, avec Kristian Palda et Brian Ratchford comme co-auteurs, dans la prestigieuse revue Research In Marketing.
Kristian m’a attiré vers de nouveaux chemins de recherche, que ce soit la relation entre la R&D et l’efficacité économique et surtout la problématique du Public Choice. Il s’est même intéressé, reliant sa passion pour l’histoire à son travail sur les choix publics, aux Cahiers de Doléances écrits à l’aube de la Révolution Française, pour saisir l’orientation et mesurer l’intensité des vœux adressés par les citoyens à leurs gouvernants.
Pour donner un exemple de l’ampleur de son apport, je me souviens de mon passage à Kingston un gris après-midi d’octobre. J’errais dans les sous-sols de la bibliothèque de Queen’s en quête de documentation pour l’une de mes doctorantes et j’y croisais Kristian par hasard. Informé de ma recherche, il m’indiqua qu’il possédait toute l’information sur le sujet, m’entraina dans son bureau, photocopia les documents afférents et, à mon retour à Nice, ma doctorante se retrouva avec toutes les données nécessaires pour rédiger la partie théorique de sa thèse.
Grâce à lui, je fus à trois reprises professeur invité du séminaire doctoral de Queen’s pendant les étés 1987,1988 et 1990. C’était fort intéressant du point de vue scientifique, mais je voudrais invoquer surtout mes impressions sur la vie que nous partagions avec Kristian à Kingston. J’étais logé à quelques centaines de mètres de la maison d’Isabelle et de Kristian, une magnifique maison de pierre qu’il occupait encore en ce début d’été 2019. Pour moi, c’était la maison rêvée, emplie de livres, de tableaux, ouvrant sur une véranda donnant sur le jardin. Nous nous tenions dans la véranda, où nous avons passé des heures en discussion, qui ne s’achevaient jamais sans une nouvelle perspective scientifique ou historique.
Kristian, c’était, à mes yeux, la vie rêvée de professeur, dans une petite ville tranquille aux rues bordées de jolies maisons et à quelques centaines de mètres de l’université où il se rendait à pied à travers un parc peuplé de hérissons…
De fait, juillet à Kingston, au bord du lac Ontario, c’était le paradis. Je travaillais, je faisais du sport, je rencontrais Kristian, Isabelle, leurs deux enfants Filip et Valérie, nous échangions des idées, des projets, le monde ne pouvait rien contre nous. Le soir je rejoignais mon logis, une maison en bois, sans me rendre tout à fait compte que cet accomplissement, ce bonheur, ne pouvaient être qu’éphémères. Du moins je ne l’ai jamais oublié…
À sa retraite, nous avons plus que jamais continué à nous voir et à échanger, souvent en famille, à Kingston, à Toronto, à Montréal, à Aix, à Clermont, à Strasbourg, à Prague. Je parcourais le Canada, seul ou en famille, de Vancouver à l’ouest à Churchill, en passant toujours par Kingston. La famille Palda faisait partie de mon univers, j’ai partagé ses espoirs, ses inquiétudes, ses difficultés et ses peines. Isabelle a disparu, puis Filip. Kristian est resté seul dans sa maison, veillé par sa fille Valérie.
Je l’ai rencontré pour la dernière fois l’année dernière, fin avril 2018. J’ai passé quelques jours à Kingston et j’allais le visiter tous les après-midis, veillant à ne pas trop le fatiguer. Il était content de me voir, de parler en français, d’échanger des idées, il avait l’esprit toujours aussi clair, vif, perçant.
Je voyais bien que, si la maison et Kristian étaient toujours là, la vie ne se conjuguait plus au futur, le passé nous pesait trop, avec ses drames et son bonheur envolé. Nous savions tous deux que rien ne pourrait y changer quoi que ce soit, ni nos pensées, ni nos paroles, ni notre communion. Je me souviens de mon pincement au cœur lorsque je l’ai quitté le dernier jour, sur le pas de sa porte.
Par Valérie, je sais qu’en ce mois de juillet 2019, il a fêté le mariage de son petit-fils, qui se prénomme aussi Kristian, quelques jours avant qu’il ne trébuche, se fasse un hématome à la tête qui s’est accompagné d’une hémorragie interne. Il n’a survécu que cinq jours à sa chute.
Je m’en veux de ne pas avoir assisté à ton enterrement, Kristian. Je vais aller sur ta tombe, là-bas à Kingston. Sur ta tombe et celle d’Isabelle et de Filip. J’y réaffirmerais que la vie est un passage de témoins. Que tu m’en as transmis une multitude et des plus importants. Que je me suis efforcé de les retransmettre à mon tour et que je continuerai à le faire jusque vienne mon tour de me taire, pour laisser à d’autres le soin de prendre le relais…