SOMEWHERE CONTRE ANYWHERE
16 Septembre 2019 , Rédigé par André Boyer Publié dans #ACTUALITÉ
Dans un livre publié le 28 septembre 2017, "The Road to Somewhere: The New Tribes Shaping British Politics"*, David Goodhard met en exergue le conflit entre ceux qui habitent quelque part et ceux qui habitent n’importe où.
David Goodhart avance en effet que la principale ligne de fracture, en Grande-Bretagne et ailleurs, sépare désormais ceux qui viennent de quelque part, enracinés dans un lieu ou une communauté spécifique, généralement une petite ville ou une région rurale, socialement conservateurs, souvent moins éduqués, et ceux qui pourraient habiter n'importe où, sans attaches, souvent urbains, socialement libéraux et disposant d’une formation universitaire.
Il cite des éléments de sondage qui montrent que les Somewhere représentent environ la moitié de la population britannique, les Anywhere en totalisant pour leur part entre 20% à 25% et le reste étant composé de personnes qui se situent entre les deux.
Pour Goodhart, le groupe des Somewhere se caractérise par un malaise avec le monde moderne, un sentiment nostalgique selon lequel «le changement est une perte» et la ferme conviction que le rôle des dirigeants britanniques est de défendre les intérêts des Britanniques avant tout.
Les Anywhere sont quant à eux exempts de nostalgie, ont une attitude méritocratique, égalitaire à l'égard de la race, de la sexualité et du genre, sont peu attachés «aux identités de groupe plus larges, y compris les identités nationales, car ils valorisent l'autonomie et la réalisation de soi avant la stabilité, la communauté et la tradition ».
Sans surprise, la fracture entre les Somewhere et les Anywhere correspond parfaitement à celle qui scinde les partisans et les adversaires de la sortie de l’UE. Ainsi, on peut observer dans le tableau ci-dessous l’écart remarquable qui sépare les partisans du REMAIN dans l’UE et les partisans du LEAVE :

Par exemple, être partisan du multiculturalisme a aidé à « bien voter » pour 71% des partisans du REMAIN, mais pour seulement 29% des partisans du LEAVE. On note que les deux groupes, REMAIN et LEAVE diffèrent fortement d’opinion sur le multiculturalisme, le libéralisme sociétal, le féminisme, l’écologie, la globalisation et l’immigration. Seules leurs opinions sur le capitalisme et, dans une certaine mesure, sur Internet, les rapprochent.
Goodhart, lui-même issu de la haute société britannique, explique cette franche séparation d’opinion entre les deux groupes par l’excès d'un double libéralisme, économique et sociétal, à son apogée selon lui durant les treize années de règne du New Labour, de 1997 à 2010. L’ouverture vers la mondialisation a permis de sortir une partie de la planète de la pauvreté, en contrepartie de quoi les classes moyennes et populaires des pays développés ont eu le sentiment d’avoir été lésées : l'ouvrier plombé par la concurrence polonaise est au Brexit ce que le col bleu du Michigan pénalisé par la concurrence chinoise est à la victoire de Trump…
En outre, il reproche aux travaillistes de ne se préoccuper que des réformes sociétales : « Les comptes Twitter des activistes du Labour parlent davantage de culture du viol et de harcèlement à l'école que d'inégalités économiques.» et il suggère aux Anywhere de comprendre que les Somewhere «ne choisissent pas la fermeture contre l'ouverture, mais veulent une forme d'ouverture qui ne les désavantage pas».
En effet, dès le début du processus de globalisation, il était aisé de prévoir que ce processus ne serait pas gagnant-gagnant et que les perdants chercheraient à freiner ou même à inverser le processus, avant de négocier des compensations.
Nous en sommes rendus à ce stade, avec de nouvelles fractures entre les groupes sociaux en Europe et en Amérique du Nord, des fractures qui sont utilisées par des dirigeants et des partis politiques pour prendre le pouvoir.
Sachant que les Somewhere sont plus nombreux que les Anywhere, il est facile de prévoir à qui le pouvoir devrait probablement échoir dans les temps à venir, même si l’affaiblissement du mouvement des Gilets Jaunes, comme les défaites parlementaires provisoires de Boris Johnson et de Matteo Salvini, peuvent laisser croire aux Anywhere que le danger est derrière eux.
*Le livre est désormais traduit en français et paraitra sous le titre Les deux clans, le 13 novembre 2019