UNE VISION NOIRE DE L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
Les forêts sont devenues l’ultime refuge de ce qu’il reste d’hommes libres et non transformés, où les armes les plus rudimentaires, les vieux calibres 12 avec les petits plombs à pigeon, sont les plus efficaces pour se protéger des essaims tueurs.
Globalement, les résistants ont mis au point un système de défense assez efficace grâce à l’action d’une équipe scientifique libre, qui a réussi à percer plusieurs des systèmes de la GIA, la Grande Intelligence Artificielle. La guerre dure déjà depuis sept ans, une guerre à mort entre les hommes améliorés et connectés, appelés les surhommeset les hommes libres et non transformés, appelés les surnuméraires.
Car, dès que la GIA a pris le pouvoir, elle a tout de suite perçu que la principale menace pour l’écosystème planétaire était le nombre trop élevé d’hommes. Or, en 2030, les GAFA, qui investissaient des milliards dans les technologies de l’IA, ont commencé à déployer les premières techniques dites de la vie éternelle.
La GIA prévoyait qu’au maximum cinq cent millions de surhommes immortels pourraient être supportés par la Terre. Encore fallait-il, pour assurer la soutenabilité des ressources nécessaires à la vie de la caste des surhommes, protéger l’environnement. Cette protection permit à ceux qui ne faisaient pas partie de la caste, les surnuméraires, de trouver refuge dans les forêts, tandis que les surhommes se livraient cyniquement au génocide des surnuméraires, comme les hommes s’étaient auparavant livrés au génocide des espèces animales, sacrifiées au nom de leur supériorité et de leurs plaisirs. Il en résulta, en quelques années, la perte d’environ sept milliards d’êtres humains!
Cependant, la GIA avait calculé qu’il fallait épargner une centaine de millions d’individus non améliorés pour disposer d’une réserve chromosomique nécessaire à la survie et à la réparation des surhommes. Les hommes réfugiés dans la forêt faisaient partie de la réserve déterminée par la GIA. Ils avaient, pour le moment, échappés à son contrôle.
Devant un petit groupe d’entre eux, le vieil homme, qui était l'un de leurs chefs, prononça un discours si mémorable qu’aucun des surnuméraires présents ne l’a oublié :
« Nous avons été massacrés, nous avons été prélevés, nous avons été utilisés pour les expérimentations scientifiques de la GIA. Nous avons été la matière première des transhumanistes. Mais nous avons survécu. Vous avez survécu. Nous avons lutté pour que l’humanité ne s’éteigne pas, pour que l’humanité ne meure pas. Nous avons refusé de disparaître sans combattre.
Aujourd’hui, je suis venu vous dire, à vous, les quelques milliers de survivants ici présents, que nous venons de tuer d’un coup les cinq cent millions d’améliorés et de connectés. Ils ont été éradiqués en une fraction de seconde. Notre section scientifique, après des années de recherche, a réussi à trouver une porte d’entrée. Nous n’avons pas affronté frontalement les drones de la GIA. Nous avons, par une opération de commando, détruit la GIA par un virus informatique instillé dans plusieurs de ses unités centrales. Hélas, il nous a fallu engager pour cela nos deux mille meilleurs combattants dans cette bataille et très peu ont survécu !
Il reste que nous avons tué cinq cent millions d’êtres humains, même s’ils se croyaient des surhommes, même si c’étaient des criminels responsables du génocide de sept milliards d’êtres humains ! C’est pourquoi nous n’avons pas vraiment remporté de victoire, car l’on ne fonde rien de bon sur un massacre, et vous aurez largement le temps de le découvrir !
Que les plus anciens se souviennent ! Lorsque nous avons laissé dire « qu’ils coûtent un pognon de dingue et que cela ne sert à rien », quand nous avons laissé dire que nous étions des « gens qui ne sont rien », des « illettrés », un ministre voulait même calculer combien chacun de nous coûtait et combien il rapportait, en ces temps-là, par lâcheté, par naïveté, par facilité, nous avons accepté d’être déshumanisés, déshumanisés par les discours, déshumanisés par le chômage, déshumanisés par la précarité, par les machines, par la mondialisation, déshumanisés par la mise en concurrence de tous avec chacun, déshumanisés par les haines et les communautarismes, jusqu'à ce que nous acceptions, hélas, d’être déshumanisés par les techniques de sélection et d’amélioration. Techniques auxquelles, évidemment, seuls les « élus » eurent droit !
C’est parce que nous avons accepté toutes ces déshumanisations que nous avons accepté de devenir des surnuméraires !
Cette guerre contre l’humanité nous a mené de la richesse de sept milliards d’individus, de talents, de potentiels, à une poignée d’une centaine de millions de survivants. Aujourd’hui, nous pleurons tous nos morts et demain sera le premier jour d’une nouvelle humanité qui ne devra jamais oublier à quel point chaque vie est précieuse, demain devra être le premier jour d’une humanité sans vanité et qui choisira en toutes choses l’amour de la vie !
Notre funeste histoire montre que l’homme ne peut pas être amélioré par sa connexion avec l’intelligence artificielle. Tout ceci n’est que chimère. Il n’y a d’amélioration de l’homme que dans le cheminement vers la sagesse et dans l’amour, pour encore plus d’humanité ! »
Puis le peuple des surnuméraires prit le chemin des villes vides qu’ils ne purent remplir.
À nouveau la Terre redevint trop grande pour eux et à nouveau, ils crurent que l’espace dont ils disposaient était illimité. L’humanité ne fut qu’un temps sage et pacifiée, le temps que les actions héroïques des combattants surnuméraires ne deviennent plus que des paragraphes dans les manuels d’histoire informatisés.
Et tout recommença, encore, et encore jusqu’à la fin des temps…