LA CHINE PENSE-T-ELLE ?
9 Décembre 2019 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE
Je n’ai pas une grande tendresse pour la société chinoise, mais enfin elle existe, et depuis longtemps. C’est pourquoi il faut s’intéresser à la question provocante que posa Anne Cheng, dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 2009 : « La Chine pense-t-elle ? ».
La question posée par Anne Cheng concerne la Chine dans sa tradition intellectuelle, ce que François Jullien appelle « la Chine lettrée », qui apparait vers le milieu du premier millénaire avant JC., avec Confucius.
Après lui, apparaissent une profusion de doctrines, Les cent écoles de pensée (諸子百家), si bien que Confucius se pose comme l’opérateur d’une révolution culturelle qui ouvre une période de formulation des grandes conceptions de la pensée chinoise. Cette révolution culturelle se produit, ce n’est pas un hasard, dans une situation politiquement troublée, violente, instable, jusqu’à ce qu’au troisième siècle avant JC., la fondation de l’empire ne réinstaure un ordre rigoureux dans le monde chinois, un ordre politique, moral et intellectuel assuré par une bureaucratie composée de lettrés, les mandarins.
Du côté européen, dès que l’on prend connaissance de la pensée chinoise par le truchement des missionnaires, on fait un parallèle historique entre la naissance de la philosophie européenne en Grèce dans une période également troublée et en Chine à peu près en même temps, alors que les deux sociétés s’ignoraient mutuellement à cette époque: peut-on considérer que Confucius est une sorte de Socrate chinois ?
Cette Chine lettrée utilise pour le support de sa pensée, non pas des signifiants phoniques au moyens de caractères écrits comme en Grèce puis en Europe, mais directement des signifiés au moyen d’idéogrammes. Par exemple 人 désigne l’homme en tant que genre, désigné par le mot anthropos en grec ou homo en latin. Le résultat est qu’en Chine, on parle des langues différentes mais que l’on utilise partout la même écriture, stable depuis l’Antiquité́. Celui qui sait lire, qu’il soit chinois, coréen ou japonais, a directement accès aux textes antiques.
À contrario, la philosophie européenne apparait comme un voyage à travers des langues sans cesse traduites. Cette philosophie parle tout d’abord grec, puis est traduite en latin, avant de s’écrire en langues nationales, en français, en allemand, en anglais et dans toutes les autres langues. Aussi, en Europe, après le moment grec fondateur, le philosophe est toujours un traducteur, contrairement au lettré chinois.
La Chine lettrée pense-t-elle ? En tout cas elle écrit, et ses textes arrivent en Europe à partir du 17e siècle. On découvre les textes canoniques de la pensée chinoise, comme Les Entretiens de Confucius, livre sur l’enseignement du maitre et le livre fondateur de l’autre grande école dite du Tao, d’un auteur qui aurait été́, parait-il, le contemporain de Confucius, Lao-Tseu. Il s’y ajoute un texte plus ancien que les deux précédents, Le Livre des Mutations de Yi Jing.
Au fur et à mesure que se révèle la culture de la Chine, se renforce la conviction d’une étonnante altérité́ de cette culture. Leibniz en fait l’observation lorsqu’il note que, si toutes les réalisations culturelles européennes ont en Chine leur équivalent, chacune d'entre elles prend une forme complètement différente.
La Chine, par son étrangeté́, devient alors un objet privilégié́ pour la réflexion européenne. Les Européens de l’Age classique savent qu’en dehors de la leur, il y a eu et il y a encore d’autres grandes civilisations, égyptienne, perse, arabe, indienne. Mais aucune d’elles ne manifeste la même altérité́ que la civilisation chinoise. En chacune, on peut trouver des points de ressemblance ou de jonction. Par exemple, les Arabes sont monothéistes, comme les Chrétiens. Avec l’Inde, on va découvrir de profondes parentés intellectuelles à commencer par les structures des langues : le sanscrit, l’indo-européen et par la suite des proximités dans les représentations de base (cf. Dumézil).
On ne s’étonnera donc pas que le problème de savoir si la Chine lettrée pense, finisse par être directement posé au niveau philosophique. Hegel s’en charge au début du 19e siècle. Avant lui, les penseurs européens comme Montaigne, Pascal, Leibniz, Voltaire, Montesquieu ou Goethe, avaient fait des observations sur la Chine, mais Hegel va plus loin.
À SUIVRE