PHILOSOPHE ET SINOLOGUE ?
Hegel place l’histoire au centre de la réflexion philosophique. Pour lui, Il ne s’agit pas de l’histoire des évènements mais d’une histoire rationnelle qui ordonne cette masse évènementielle selon une logique dialectique, par laquelle il estime pouvoir déchiffrer le devenir de la vérité́.
Ce devenir se traduit par un progrès millénaire de l’Esprit (Geist) construisant une culture à partir d’une conscience au départ quasiment animale, ce qui fait de l’histoire universelle une odyssée de l’Esprit. Cette odyssée a un terme, la fin de l’histoire, que nous avait annoncé Francis Fukuyama en 1989, saisissant l’opportunité évènementielle de la chute du mur de Berlin.
À partir de cette fin de l’histoire, qui signe le triomphe terminal de la Raison, s’éclaire tout ce qui a eu lieu précédemment. Marx s’emparera fortement de cette approche philosophique du cours de l’histoire pour forger ses théories.
C’est alors qu’Hegel se trouve face au problème chinois : où placer cette civilisation dans le processus dialectique millénaire de l’histoire et dans le tableau également dialectique des grandes idées humaines ? Hegel tente d’y répondre dans ses Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte (Leçons sur la philosophie de l’histoire). Il pose que la Chine appartient à l’Orient, le lieu du monde où sont nés l’État, l’écriture et où l’histoire universelle s’est mise en marche.
Ces vieilles civilisations ont produit des textes au sein desquels se manifeste une pensée qui n’est pas encore philosophique. Ainsi la pensée chinoise, comme le montrent ses notions cardinales, le Tao et la dualité́ du yin et du yang, est à la fois globale et concrète. En revanche, font défaut deux idées forces sans lesquelles il n’y a pas de réflexion philosophique : la vérité́ et la liberté́. En outre, observe Hegel, les textes canoniques chinois sont, contrairement aux textes philosophiques grecs, dénués de charpente argumentaire ; ils souffrent d’un manque de raisonnement patent, car ils énoncent, soit une sagesse trop simple, terre à terre, faite de truismes comme dans les textes confucéens, soit trop obscure, oraculaire, abstruse comme dans les textes taoïstes.
Hegel en déduit que la pensée chinoise est en deçà̀ de la philosophie, d’où̀ son intérêt intellectuel limité, juste bonne à amuser quelques érudits. En d’autres termes, pour Hegel, la Chine ne pense pas, ce qui la rend inadaptée à contredire la vision hégélienne de l’histoire et de sa fin rationnelle.
La forte autorité philosophique de Hegel en Europe conduisit à séparer complètement les études philosophiques et sinologiques. Une sinologie savante se mit en place au début du 19esiècle dans le sillage du travail des Jésuites, mais resta confidentielle, rattachée à la sociologie (Granet) et ignorée des philosophes de métier.
En d’autres termes, confortablement adossé à la philosophie européenne, on s’interroge encore sur la teneur philosophique de la pensée chinoise. Anne Cheng répond à la question qu’elle a posée, en estimant que le comparatisme en sinologie est une fausse bonne idée s’il aboutit à̀ définir une essence culturelle chinoise qui s’opposerait trait pour trait à une essence européenne. Bien sûr, le sinologue travaille dans la différence, mais il ne cherche pas à̀ construire une théorie générale des différences.
Par rapport à̀ cette sinologie institutionnelle, François Jullien se définit lui-même comme un personnage marginal, en écrivant une œuvre à l’interface de la philosophie et de la sinologie. Dans « De l’Être au Vivre : Lexique euro-chinois de la pensée», on trouve une série de vingt couples de notions opposées relevant pour les premières de la pensée chinoise, pour les secondes de la philosophie européenne.
François Jullien considère qu’il faut lire les textes chinois classiques à la fois de très près et de très loin. De très près, en commençant par s’y plonger, les apprendre, les réciter et les savourer. Puis il faut s’appliquer à̀ les lire de très loin, car on s’enlise facilement dans la pensée chinoise, d’autant que cette pensée possède une teneur esthétique élevée, renforcée par l’écriture idéographique. Dès lors, la familiarité́ devient fascination et le sinologue se sinise.
Pour éviter cet écueil, il s’agit de pratiquer une lecture «problématique » qui s’efforce de dégager l’amont du texte, non seulement sa cohérence mais le fond des questions qui lui donne son orientation. C’est par cette forme d’interrogation problématique que peut se connecter la sinologie et la philosophie, dans la mesure où les deux formes de réflexion, chinoise et européenne, ne peuvent pas dialoguer directement, tant les expressions, les types de discours sont dissemblables.
En effet, on n’imagine guère un échange entre Socrate, dialecticien accompli, et Confucius dont l’une des formules favorites était « Je voudrais ne plus parler». Mais il existe des proximités plus profondes…
Marcel Granet, La Pensée chinoise, Albin Michel, 1999.
Georg W. F. Hegel (traduction J.Vrin), Leçons sur la Philosophie de l’histoire, Librairie philosophique, 1987 (Leçons originales, 1822-1830).
François Jullien, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Fayard, 2008.
François Jullien, De l’Être au Vivre : Lexique euro-chinois de la pensée, Gallimard, 2015.
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