NI CAUSE, NI SUJET DANS LA PENSÉE CHINOISE
Le principe selon lequel tout phénomène a une cause n’a jamais été remis en question par la pensée occidentale, alors que la pensée chinoise ignore ce concept.
En effet, pour la pensée chinoise, connaitre ne consiste pas à identifier la cause d’un phénomène mais à saisir sa dynamique en fonction des énergies qui le portent et dont il n’est que la résultante.
Cette approche de la connaissance est issue du Yi Jing, composé par strates successives au premier millénaire avant J.C., qui présente un répertoire général de toutes les formes de changement sous une forme combinatoire, qui permet d'identifier le type de dynamique auquel l'on fait face. Ce répertoire présente soixante quatre scénarios de changement, chacun porteur d’une logique propre et chacun relié à tous les autres.
Pour comparer, pour rapprocher ou pour distinguer les pensées occidentales et chinoises sur la signification de la connaissance, il faut saisir l’origine de la bifurcation entre les deux pensées. La philosophie grecque, sous la conduite de Platon, créé des fractures, sépare l’être et le devenir, le réel et ses apparences.
Cette démarche définit le philosophe, cet homme qui sort de la caverne du monde sensible pour se diriger vers la plaine de la vérité qui constitue le monde intelligible, comme le montre les dialogues de Platon. Il s’agit de comprendre que le principe de causalité concerne l’être et le réel, et non le devenir, ce dernier se situant sur le terrain des opinions, multiples, variables, instables.
Cette séparation originelle de l’être et du devenir, de l’éternel et du transitoire, la pensée chinoise ne l’effectue pas. Pour elle, les choses se structurent en évoluant, ou évoluent en se structurant. Le réel est en mouvement permanent même quand il semble immobile, selon un processus énergétique que décrit le Tao (la Voie), avec deux énergies de sens contraires qui s’opposent et coopèrent dans une alternance continue. Ce réel en mouvement donne lieu à une multiplicité de formes dynamiques, qui est la cible de tout savoir.
Puisqu’il s’agit de discerner le type de dynamique observé, l’attention aux prémices, aux indicateurs de tendances est particulièrement aiguisée. Alors que dans la perspective platonicienne s’oppose la stabilité du savoir à l’instabilité de l’opinion, dans la pensée chinoise l’ignorant est enfermé dans l’étroitesse de son point de vue, il ne prévoit rien, il subit, tandis que le sage anticipe, épouse le mouvement des choses, s’adapte à leur continuelle évolution.
A partir de cette conception du savoir, les autres couples notionnels en découlent, avec, en premier lieu, deux conceptions de l’action.
D'un côté, la notion de sujet parcourt toute la philosophie occidentale, depuis Descartes et son cogito. Le sujet est capable d’agir, de faire naitre ce qui n’est pas. Cette vision de l’action n’est pas partagée par la pensée chinoise. Alors que la philosophie occidentale pense l’action à partir du sujet agissant, dans la pensée chinoise le sujet n’est jamais isolé de sa situation, il en reste partie prenante.
François Jullien (2014) révèle cette différence au travers de la notion de paysage. En Europe le paysage s’offre au regard d’un sujet, mais en chinois « paysage » necessite l’emploi de deux termes, 山水, shan et shui (la montagne et l’eau), deux termes en tension puisqu’ils représentent « ce qui monte et se dresse » d’un côté et « ce qui descend et s’écoule » de l’autre, mais aussi « ce dont la forme se découpe » et « ce qui peut prendre toute forme », comme le montre les idéogrammes. Le paysage chinois est ainsi conçu comme un champ tensionnel auquel l’homme participe en tant que porteur d’énergie et à partir duquel il pourra aussi recharger son énergie.
Aussi, dans la pensée chinoise, le paysage n’est pas une notion purement esthétique mais aussi stratégique puisqu’il s’agit de tirer parti de sa configuration. Agir, c’est exploiter les propensions contenues dans une situation, son potentiel.
Plutôt que de forcer les circonstances, tenter d’y imposer ses vues personnelles, l’important est de savoir en détecter les potentialités pour les utiliser à son profit.
On ne gagne rien à aller contre le Tao, car on ne réussit qu’en sachant en épouser les lignes de force. Ainsi le non agir, 无为, wu wei, ne relève pas du quiétisme. Il s’agit plutôt de ne pas intervenir brutalement mais de laisser se dérouler les processus naturels. C’est un idéal d’action qui préconise, non pas de l’indifférence pour le cours des événements mais au contraire son suivi attentif pour profiter pleinement de ses propensions, afin d'obtenir un effet maximal avec une intervention minimale.
L’association « Propension/Potentiel » est donc à la base de l’axiomatique de la pensée chinoise.
François Julien, Vivre de Paysage ou L’impensé de la Raison, 272 pages, Gallimard, 2014.
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