LE VENT FAIT PLIER LES HERBES
7 Mars 2020 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE
Si l’on accepte l’idée que l’association « Propension/Potentiel » est à la base de l’axiomatique de la pensée chinoise (voir mon article précédent « Ni cause ni sujet dans la pensée chinoise »), il en découle une série de conséquences.
Les toutes premières sont d’ordre éthique, autour, dans la pensée chinoise, du rapport à autrui et à soi. Dés cette étape, la logique chinoise se sépare de la logique occidentale face au « réel », au sens où la première s’applique à élucider son fonctionnement et la seconde à en rechercher le sens.
Pour commencer, en matière éthique, la différence entre la pensée chinoise et occidentale se situe dans le rapport «Disponibilité/Liberté ». Si l’on se situe dans la perspective occidentale, la liberté est la valeur éthique suprême. Observons en effet que, dès l’Antiquité, de Platon aux stoïciens et aux épicuriens, des cyniques aux sceptiques, l’homme libre est le sage par excellence, celui qui s’applique à se libérer de toutes les dépendances par un travail sur soi. Par la suite, l’exigence de liberté individuelle a été encore approfondie, dés Montaigne et Descartes, avant d’investir le champ politique avec, entre autres, Spinoza et Rousseau.
En revanche, dans la pensée chinoise, le sage n’est nullement l’homme libre, mais l’homme disponible qui est en mesure de répondre de manière appropriée à la diversité mouvante des situations. On peut le constater au sens social et politique avec Confucius ou dans les rapports directs de l’homme à la nature avec l’approche taôiste : le sage chinois maintient ouvert tous les possibles, n’exclut rien, ni ne privilégie rien.
Partant de deux valeurs différentes, la liberté ou la disponibilité, on observe que les pensées occidentales et chinoises envisagent des rapports différents aux autres et à soi.
Dans la pensée occidentale, la sincérité est l’exigence d’une subjectivité authentique, que ce soit la franchise de l’homme libre ou la confession du chrétien, avec la volonté de mettre le langage au niveau du vécu et de pouvoir tout dire. À cette sincérité occidentale s’oppose la fiabilité chinoise. L’éthique chinoise ne raisonne pas à partir du sujet isolé mais depuis un tissu relationnel pour lequel l’exigence de base est précisément la fiabilité, l’accord du dire et du faire, la parole tenue, sans quoi rien ne peut se construire au plan social, puisqu’il n’y a pas de confiance (信xin). Dans ce système, la franchise est dangereuse, voire inconvenante, au sein d’une culture qui cherche à canaliser les émotions par un système de rites.
Ensuite, pour agir sur le réel, la pensée occidentale privilégie la volonté, en mettant en exergue, à partir du monologue intérieur, la prise de décision* qui est l’instant crucial du choix, alors qu’en Chine la valeur de la décision est mesurée par la durée de son maintien, c’est à dire la durée nécessaire pour que s’accumule la force morale, qu’exprime la ténacité (志zhi).
Il reste à mettre en œuvre ces valeurs éthiques à travers une logique d’action qui, en Occident fait appel à une méthode frontale, car cette frontalité est un choc des courages avec pour sanction la victoire ou la défaite, aussi bien dans la guerre que dans les discours et dans le dialogue philosophique.
En Chine, on compte plutôt sur une stratégie oblique. En effet les principes stratégiques chinois, formulès dès l’Antiquité par Sun Tzu** sont directement issus des principes de la pensée chinoise. L’attaque directe est considérée comme dangereuse, coûteuse, épuisante. Le bon stratège sait attendre, ne compte pas sur le seul courage des troupes, mais le stratège prépare et aménage la situation de guerre, en sachant que la victoire s’obtient au bon moment et latéralement, du côté que l’ennemi n’attendait pas***.
Cette obliquité de l’action victorieuse, on la retrouve aussi dans l’enseignement de Confucius qui n’opère jamais par une argumentation directe appuyée sur des raisonnements imparables, mais qui sait, au bon moment, désarçonner son interlocuteur et déjouer sa résistance, sans chercher à administrer la moindre leçon. Il s’agit simplement d’une parole qui tombe juste, au bon moment.
C'est pourquoi la grande métaphore chinoise de l’action du sage est celle du vent qui fait plier les herbes. Elle n’opère point par persuasion, ponctuelle et obtenue de haute lutte, mais par influence, diffuse, ambiante, irrésistible, dissolvant tout conflit.
* Lucien Sfez, La décision, PUF, 2004 (un des Que Sais Je les plus vendus de la collection)
** Sun Tzu, L’art de la guerre, Fayard/Pluriel, 2015.
*** Des principes que j’ai appliqué à mon tour dans mes rapports avec la société chinoise, dont le récit se trouve dans la partie «Interlude » de mes billets), car il n'est pas interdit d'utiliser les principes de la stratégie chinoise...contre les Chinois!
À SUIVRE