CLARIFIER L'AMBIGU CHINOIS?
Dans la conclusion de mon dernier billet sur la pensée chinoise « Le vent fait plier les herbes », le 7 mars dernier, je notais que l’action du sage opère par influence et non par persuasion, comme dans la pensée occidentale.
C’est que l’opposition entre la Cohérence chinoise et le Sens occidental esquisse deux grandes approches du réel, conduisant à deux logiques rivales, que l’on observait déjà à l’orée de la philosophie européenne, la disjonction parménidienne contre la compréhension héraclitéenne. La première, avec Aristote et le principe de non-contradiction, l’emportera avant que la seconde n’effectue son retour sur la scène philosophique au 19esiècle, avec Hegel, Nietzsche ou Heidegger.
Une pensée de la cohérence s’attache à observer la coopération des contraires dans le déroulement des choses, jour et nuit, été et hiver, guerre et paix, vie et mort. Elle se borne à décrire le fonctionnement du réel, sans doute infiniment subtil, mais dont seul importe le comment.
Alors qu’une pensée du sens est obnubilée par le pourquoi des choses, objet d’un étonnement qui commence avec Platon et qui n’est jamais apaisé. Il en surgit deux formes de logique, également cohérentes, l’une, compréhensive, qui retient et intègre tous les aspects du réel, et l’autre qui avance par interrogations successives, par un jeu binaire d’affirmation et de négation, une logique disjonctive.
Ces deux logiques sont à l’œuvre dans les oppositions suivantes :
- La Connivence chinoise versus la Connaissance occidentale. De ce dernier côté, la connaissance, un savoir toujours plus abstrait et mathématisé qui conduit à la science. De l’autre côté, la connivence, un savoir qui reste concret et situé. Le point fort du premier, son noyau dur, c’est la physique, sans laquelle il n’y aurait pas de civilisation européenne. Le chef d’œuvre du second, c’est la tradition médicale chinoise, une pratique globale, holistique mais complexe, manuelle, sensible, adaptée à la saison, toute en subtilité.
- La Maturation chinoise versus la Modélisation occidentale. Alors que l’approche scientifique conduit à modéliser l’expérience, puisque pour connaître un phénomène on le reconstruit en laboratoire (voir les débats sur l’expérimentation des médicaments), le savoir concret chinois porte toute son attention sur le rythme de développement des choses, leur durée interne qui doit être respectée. Ce n’est pas le cas du savoir rationnel qui se lance hardiment dans des programmes d’action dont le champ d’application, après la nature, s’étend au corps physique et social, Car la modélisation ne se cantonne pas à la technique matérielle, elle déborde sur le politique, elle s’attaque au vivant. À tort ? À tort et à travers ?
- La Régulation chinoise versus la Révélation occidentale: la prise sur les choses s’inscrit dans une vision du monde. Un monde dont la marche relève d’une maturation possède un ordre interne, où le transcendant et l’immanent y sont indissociables. Il appelle à un souci de régulation de la part de l’homme éclairé: n’en faire ni trop ni pas assez, mais s’ajuster en permanence à la respiration des choses. Le sentiment du sacré exprime la confiance dans la continuité du vivant. Cette continuité n’a pas besoin de révélation puisqu’elle est évidente. Elle n’a pas besoin d’énigmes à résoudre comme dans les mythes grecs ou de mystères à accepter, comme dans les Evangiles. Elle ignore enfin le concept de révolution qui n’est que la radicalisation de la modélisation sur le plan sociopolitique, un concept qui prend au contraire toute sa force dans une culture de la révélation.
- La Transformation chinoise versus l’Évènement occidental. Cette opposition concerne l’intelligence du temps. A la mise en valeur de l’évènement, côté européen, et avec lui de l’acte, du spectacle ou de l’épopée qui le célèbre, s’oppose en Chine, qui n’a aucune tradition épique, l’attention aux transformations silencieuses qui incessamment travaillent dans le réel, et la recherche de ses indices les plus tenus.
- L’Évasif chinois versus l’Assignable occidental. L’assignation comme détermination claire et précise d’un objet à connaitre est la démarche de base de la philosophie grecque, qui s’exprime aussi dans l’art avec la saisissante découpe des formes de l’art grec. Evasive sera au contraire l’approche chinoise des choses dans leur flux continu, cherchant ainsi le non localisable, excellant dans ses arts à évoquer la transition, la fusion des formes et non pas la pleine lumière, mais à faire voir l’instant où elles surgissent, comme celui où elles se résorbent.
- L’Ambigu chinois versus l’Équivoque occidental.Cette opposition résume les cinq oppositions précédentes, en considérant dans chaque culture le rapport au langage. Dans la philosophie européenne, de Socrate à Wittgenstein, l’impératif est d’expulser l’équivoque. Les concepts philosophique et scientifique ne supportent pas la polysémie du langage. Le logos doit avoir le dernier mot. Cette confiance dans le langage n’est partagée par aucune des grandes écoles de la pensée chinoise, dont l’effort est de défaire les rigidités du langage courant pour laisser affleurer le courant de la vie, dans son ambigüité foncière. L’impératif chinois est d’explorer l’ambigu, art dans lequel excelle l’expression poétique chinoise.
On l’observera dans le prochain billet, le courant de la vie est en effet la vraie, l’indépassable cible de la pensée chinoise, ce qui n'est pas le cas, c'est le moins que l'on puisse écrire, de la pensée occidentale…
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