AUX CONFINS DE LA PEUR
Alors que les États-Unis sont en compétition stratégique globale avec la Chine, l’équilibre stratégique entre les États-Unis et la Russie est en train de changer au profit de cette dernière, parce que les États-Unis ont sous-estimé à la fois la volonté d’indépendance et les capacités technologiques de la Russie.
Depuis des dizaines d’années, l’équilibre de la terreur a garanti l’absence de tout conflit majeur entre les États-Unis et l’URSS. Il était fondé sur la doctrine de la Mutual Assured Destruction ou MAD, qui signifiait qu’il fallait être fou pour lancer une attaque nucléaire qui entrainerait automatiquement des représailles massives. Cet équilibre était fondé sur les accords Salt, devenus ensuite les accords Start, qui fixaient un nombre maximum de bombardiers, de missiles et d’ogives pour les deux signataires et sur le traité ABM qui interdisait les défenses contre les missiles balistiques adverses, sauf sur un seul site.
Mais la disparition de l’URSS et les progrès de la défense contre les missiles changèrent la donne. Seul le traité ABM permettait encore à la Russie de disposer d’une force de dissuasion massive, alors que tous les autres rapports de force, économiques, militaires et stratégiques évoluaient en sa défaveur au profit des États-Unis.
Conscients de la faiblesse de leur position, les Russes essayèrent de se rapprocher des États-Unis, en vain. Le Partenariat pour la paix qui réunissait l’OTAN, la Russie et la plupart des anciennes républiques soviétiques comme le Conseil conjoint Otan-Russie, inauguré le 28 mai 2002 à Rome, se révélèrent des leurres destinés à anesthésier l’ours russe. Mais l’abandon du traité ABM par Georges W. Bush, tout de suite après le Conseil de Rome, réveilla la Russie.
Tandis que l’Otan accueillait toujours plus de nouveaux membres en Europe de l’Est (il faut officiellement adhérer à l’Otan pour pouvoir être candidat à l’UE) et que les États-Unis installaient des boucliers antimissiles en Pologne, en République tchèque, en Roumanie, en Bulgarie et à l’extrémité orientale du territoire russe, Poutine préparait la riposte.
Il annonça dès 2004 que, si les États-Unis poursuivaient l’encerclement de la Russie par des systèmes ABM pour la neutraliser, il développerait des systèmes d’armes hypersoniques et de haute précision qui rendraient impuissants tout système ABM. Avec suffisance, les experts étasuniens jugèrent que c’était pure rodomontade de la part des Russes puisque les États-Unis eux-mêmes estimaient qu’il leur faudrait plusieurs décennies pour y parvenir ; dès lors, comment les Russes pourraient-ils progresser technologiquement plus vite que les États-Unis, le phare du monde ? Proprement impensable. Ils recommandèrent donc de continuer à entourer la Russie d’un réseau de missiles antimissiles pour la réduire à l’impuissance.
Ils se trompaient.
Cet équilibre a été officiellement rompu le 1er mars 2018, lorsque, devant la réunion des deux chambres du Parlement russe, Vladimir Poutine a déclaré : « À ceux qui, au cours des quinze dernières années, ont essayé d’accélérer la course aux armements et de rechercher un avantage unilatéral contre la Russie, je dirai ceci : tout ce que vous avez essayé d’empêcher a fini par se produire. Personne n’a réussi à contenir la Russie. »
Naturellement, le gouvernement américain nia, et nie toujours, le sérieux de la menace sur ses plans d’abaissement de la puissance militaire russe et la presse française unanime le suivit en qualifiant par des guillemets ironiques l’annonce de Poutine sur ces armes « invincibles » ou même « soi-disant invincibles ». Ces dénégations étaient naturellement destinées à endormir les opinions publiques des pays de l’Otan, qui pourraient être amenées à s’interroger sur les dangers qui planent sur eux ou sur le bien-fondé de la politique d’encerclement de la Russie menée par l’Otan. De premiers grincements se font d’ailleurs entendre en Allemagne, mais combien de mes lecteurs connaissent l’existence de ces armes et leurs conséquences ?
Or, depuis deux ans déjà, la Russie a commencé à équiper ses forces d’une nouvelle génération d’armements qui lui procure progressivement un avantage stratégique face aux États-Unis. Cette génération comprend déjà quatre composantes, deux autres étant en préparation :
- Le missile hypersonique Kinjal (dague) qui atteint une vitesse de mach 10 tout en changeant de trajectoire et qui est doté d’ogives conventionnelles ou nucléaires, avec une portée d’au moins deux mille kilomètres. Ces missiles sont en service dans les forces aérospatiales russes depuis 2018.
- Le planeur hypersonique Avangard, sans limite de portée (sic) capable de dépasser mach 20, tout en changeant de cap et d’altitude, avec une charge nucléaire de deux mégatonnes. Les deux premiers engins ont été mis en service en janvier 2020.
- Le drone sous-marin à propulsion nucléaire Poseidon, capable d’atteindre les côtes américaines sans être détecté en transportant une charge nucléaire. Sa vitesse serait de 200 nœuds (dans l’eau !), sa charge le rendrait capable de déclencher un tsunami de 100 mètres de haut sur plusieurs dizaines de kilomètres et son rayon d’action est de l’ordre de dix mille kilomètres, à mille mètres de profondeur. Il doit être mis en service dans les prochains mois.
- Le missile intercontinental lourd Sarmat de plus de 200 tonnes, sans restriction de portée, qui peut être équipé d’ogives nucléaires mises sur orbites et dotées de vecteurs hypersoniques. La phase d’essai est terminée et il entrera en service en 2021 pour remplacer les actuels missiles Voïvoda.
Ainsi, les États-Unis se trouvent pour la première fois de leur histoire dans une situation d’infériorité technologique face à la Russie sur le plan militaire.
Car, si la Russie se trouvait contrainte, parce qu’elle s’estimerait menacée, d’utiliser ses armes hypersoniques, aucune défense ne pourrait la contrer, ni en Europe où les missiles Kinjalpourraient frapper partout sans que les systèmes ABM ne puissent s’y opposer, ni protéger les bases ou les flottes américaines contre le planeur hypersonique Avangard, ni sur l’ensemble du territoire des États-Unis où la Missile Defense ne pourrait rien contre le missile Sarmat capable de mettre en orbite une dizaine de charges nucléaires qui seraient ensuite propulsées vers la Terre par des vecteurs hypersoniques auxquels personne ne pourrait s’opposer, ni en Californie où les drones Poseidon pourraient sans obstacle détruire toute vie sur la côte ouest des États-Unis.
Qu’on les nie, qu’on les minimise ou pas, les conséquences considérables de ces nouvelles armes russes sont que l’énorme système de défense ABM est désormais obsolète, rendant les États-Unis totalement vulnérables aux nouvelles armes russes.
Aussi, sans même imaginer que l’on ne puisse jamais utiliser de telles armes, les conséquences de leur seule existence sont à venir, en termes de rapports de force et donc d’alliances, dont on voit les prémisses au Moyen-Orient.
PROCHAIN ARTICLE: L'INÉVITABLE CONFLIT ENTRE LES COLONS ANGLO-AMÉRICAINS ET LA COURONNE BRITANNIQUE