CHANGER DE CAP AVANT DE SOMBRER
Sur une durée un peu plus longue que l’année et demie de crise du coronavirus, l’émergence progressive à compter de la Renaissance de l’esprit scientifique en Europe a modifié radicalement la condition humaine.
Le nombre des êtres humains a suivi l’accroissement des moyens matériels : de 1500 à 1750 on passe de quatre cent soixante à sept cent soixante-dix millions d’hommes sur Terre. Auparavant, il avait fallu quinze siècles pour que la population double, entre l’époque du Christ et la découverte de l’Amérique, de 250 à 460 millions d’habitants. L’accroissement de population s’accélère encore par la suite, puisqu’elle s’est accrue de sept cent soixante-dix millions à plus de sept milliards cinq cent millions entre 1750 à 2020, soit une multiplication par dix en 270 ans. Qui croit que cette croissance va pouvoir se poursuivre sans d’immenses désordres ?
Cette croissance est, bien entendu, directement liée à la révolution industrielle qui s’est traduite par une succession ininterrompue d’innovations techniques qui substituent les machines à l’habileté humaine et qui permettent de remplacer la force humaine et animale par l’énergie mécanique. Le muscle est remplacé par le moteur, la main par la machine, la mémoire humaine par la mémoire informatique. Cette révolution est étroitement liée à la croissance de l’information.
Toute la dynamique de la révolution industrielle est fondée sur les innovations générées par un petit nombre d’hommes et aussitôt mises en pratique au profit du plus grand nombre. Cette dynamique a naturellement un coût en termes de déracinement, de bouleversement des modes de vie et désormais de crise sanitaire, un coût qui s’étend au monde entier dès lors que la vague de mutation est sortie de son giron occidental pour toucher toutes les sociétés du monde.
Le monde entier se trouve désormais intégré dans un système condamné à la surenchère : toujours plus de produits, de croissance, de nouveautés, sans que la direction religieuse, philosophique ou politique de cette course ne soit clairement définie par quiconque, d’autant plus que l’objectif individuel prend le pas sur l’objectif collectif de manière spectaculaire, au moins dans le monde occidental.
La situation évolue rapidement. Avant que la mondialisation ne produise d’importants effets pervers, comme l'a montré la crise de la Covid-19, il existait un vague consensus autour de quatre orientations :
- l’incapacité à imaginer une autre direction que celle de l’économie de marché,
- la nécessité d’intégrer tous les peuples dans un processus de mondialisation,
- la validité du système politique démocratique,
- l’universalité de la notion de droits de l’homme.
Désormais, tous ces principes vacillent presque en même temps:
- L’économie de marché, du point de vue de la justice, de l’écologie et même de l’efficacité, provoque une profonde perte de confiance dans la validité universelle de ses principes.
- L’intégration des populations dans le processus de mondialisation perturbe profondément les équilibres internes de sociétés fondées sur des principes séculaires. Vers les zones les plus riches, elle entraîne une migration massive des populations menacées de disparition, ce qui altère les fondements des cultures qui ont engendré la révolution scientifique et industrielle. A contrario, si la Chine continue à croitre rapidement, c’est qu’elle maintient son homogénéité culturelle.
- Le système politique démocratique fondé sur les opinions de populations stables et peu nombreuses, résiste mal aux changements de styles de vie. Appliqué à des populations urbanisées et hétérogènes, il doit désormais être piloté par des professionnels de la politique et des medias dont la légitimité est visiblement inconsistante.
- Les droits de l’homme appliqués de manière élastique par des sociétés qui en contestent les fondements culturels sont dénoncés comme une arme stratégique de domination, tandis que les inégalités matérielles et éthiques rendent vaine la revendication toute théorique de leur application.
En outre, la mécanique du développement s’enraye d’elle-même. L’explosion démographique s’installe comme une menace qui aboutira à la disparition de l’humanité si elle se prolonge, tandis que son impact sur la surexploitation des ressources de la biosphère, engendre à la fois une pollution de moins en moins supportable par l’espèce humaine et l’épuisement des matériaux nécessaires au système de vie de la société post industrielle.
Il semble donc manifeste qu’en ce XXIe siècle, l’humanité se rapproche de ses limites de survie. Il lui faut donc inventer une nouvelle métamorphose, comme celle de l’agriculture qui suivit la fin de la période de chasse et de cueillette. Il s’agissait alors de trouver les moyens de croitre démographiquement, alors qu’il faut aujourd’hui trouver ceux qui permettront à l’homme de réduire sa population, sans aller jusqu’à disparaître.
La situation est donc énigmatique, mais heureusement pour les perspectives de l’humanité, l’homo faber ne s’arrêtera jamais.