LE JOUR LE PLUS TÉMÉRAIRE
J’arrive donc à Pékin dans le courant du mois de juin 1989, je n’ai pas la date exacte. Je suis accueilli à l’aéroport par la seule personne encore présente à l’ambassade de France, en dehors des services de sécurité, Michel Poncet, attaché culturel, qui me dépose dans un hôtel que je connaissais, pas très éloigné de la place Tian’anmen.
Pour se rendre compte de l’ambiance qui régnait à cette époque, il faut savoir que, devant l'impuissance de la police à juguler les manifestations, le gouvernement chinois avait envoyé dans la région de Pékin environ deux cent mille soldats. Cette mobilisation ne se passait pas très bien, car une certaine désunion régnait au sein de l’Armée chinoise, au point que des affrontements armés avaient eu lieu entre le 27e corps d’armée provenant de Lanzhou ( à 1500 kms au sud-est de Pékin) et le 38e corps d’armée basé autour de Pékin (source du KGB, rapport du 4 juin 1989).
Il faut noter aussi que le 27e corps d’armée était le principal acteur de la destruction des barricades et du tir à l’aveugle sur les manifestants, en particulier à partir du 4 juin. Il s’était installé en position défensive aux environs de la place Tian’anmen et conduisait des patrouilles dans la ville qui tiraient à l’aveugle sur les passants s’aventurant dans la zone interdite ou se déplaçant pendant le couvre-feu. Des estimations non confirmées, issues des associations humanitaires, font état de 2600 victimes.
Un couvre-feu avait été mis en place à Pékin de 18 heures à 6 heures du matin. Je me retrouvais dans la ville quelques jours après le pic de répression, alors que le gouvernement chinois prétendait que tout était normal et autorisait pour cette raison de propagande l’ouverture des hôtels et la venue des étrangers.
Poncet, pas très conscient du danger, me proposa d’aller boire un verre dans un établissement qu’il connaissait, pas loin de l’hôtel. Nous nous y rendîmes à pied en une dizaine de minutes, parcourant une grande avenue, puis tournant dans une rue plus petite. Nous étions presque arrivés, lorsque nous entendîmes une pétarade, cette dernière s’avérant être une fusillade qui fit une victime, une femme qui s’effondra à quelques mètres de nous.
Nous vîmes alors des soldats postés derrière nous dans l’avenue, à 150-200 mètres environ, qui tiraient dans l’enfilade de la rue en visant les trois passants que nous étions. Poncet et moi, nous nous collâmes contre le mur d’un immeuble. Nous entendions les balles ricocher contre le mur et si nous n’avions pas pu entrer au bout de quelques secondes dans le porche qui donnait sur le bar, nous aurions probablement finis par être touchés. Cognant à la porte, nous eûmes encore quelques secondes d’angoisse jusqu’à ce que la porte s’ouvre et que nous pûmes nous réfugier à l’intérieur. J’ai su depuis que les habitants de Pékin étaient très solidaires contre les troupes venues de Lanzhou : on sous-estime souvent les différends inter-régionaux en Chine.
Nous nous attendions à ce que les soldats entrent dans la rue et viennent nous chercher dans le bar. Il n’en fut rien. Sans doute les soldats n’avaient pas d’ordres, à part tirer à l’aveugle et peut-être redoutaient-ils aussi de s’aventurer dans des rues plus étroites et inconnues.
Nous nous rassurâmes peu à peu. Le bar était assez fréquenté, sans être plein, et, à part nous, il n’y avait que des Chinois. Poncet, qui parlait un peu chinois, m’apprit que la femme avait été prise en charge par une ambulance. On ne savait pas si elle était morte, mais les Chinois pensaient que oui, tout en affichant une sorte d’indifférence.
Nous consommâmes un alcool indistinct jusqu’à ce qu’au bout d’une heure, Poncet me convainque de sortir du bar. Il ne semblait pas refroidi par « l’incident » que nous venions de vivre ! On venait d’échapper de justesse à la mort, or son problème principal n’était pas de me ramener sain et sauf à l’hôtel, mais de profiter de la venue d’un compatriote pour faire le tour des bistrots!
D’après lui, nous ne risquions plus rien parce que les soldats ne reviendraient plus, et puis il connaissait un hôtel, le Crystal Palace, pas loin affirmait-il, qui appartenait à l’armée, donc qui ne présentait aucun risque. Je n’avais pas d’autre choix que de le suivre, puisque je ne savais même pas comment revenir à mon hôtel, même si ce périple en plein couvre-feu me semblait fou. En outre, après un long voyage en avion et l’embuscade dans la rue, mes capacités psychiques de résistance étaient affaiblies. Je me résignais donc à le suivre, sans insister dans mes protestations.
Poncet, lui, ne s’en faisait pas. Pendant que l’on se dirigeait, à pied bien sûr, vers le Crystal Palace, il trouva le moyen de me réciter un poème thaï, sa passion. Quant à moi, je n’étais pas d’humeur très poétique, plutôt inquiet, regardant de tous côtés si nous n’allions pas voir surgir des soldats.
Cependant nous arrivâmes sans encombre à l’hôtel, majestueux en effet avec sa vingtaine d’étages. Sur sa rampe d’accès, trônaient, image surréaliste, deux Rolls Royce sur les pare-brises desquelles une affiche en anglais indiquait que ces véhicules étaient à la disposition des hôtes étrangers pour visiter la ville !
La situation m’apparut alors surréaliste ; trente et quelques années plus tard, elle me parait toujours ahurissante : une heure et demi auparavant, l’Armée chinoise nous tirait dessus sans sommations, et maintenant elle nous proposait des Rolls Royce pour nous promener dans une ville soumise au couvre-feu !
L’hôtel offrait d’autres situations paradoxales, un supermarché hyper luxueux qui vendait, ô miracle unique en Chine à l’époque, des couches culottes jetables pour bébés ! Puis Poncet m’entraina dans une boite de nuit souterraine, ultramoderne, aux murs couverts de plaques d’aluminium où dansaient, sans se soucier ni de la révolte des étudiants ni du couvre-feu, ni de rien du tout d’ailleurs, la jeunesse dorée de Pékin…
Après deux heures de musique surpuissante et d’alcools, Poncet, bravant une troisième fois le couvre-feu, me reconduisit sans encombre à mon hôtel. Je m’effondrais sur le lit, ivre de fatigue, d’émotions et d’angoisses. Le lendemain, m’avait dit l’impavide Poncet, nous partirions pour Tianjin, mais pour ma part je me suis endormi, content d’être encore en vie, sans penser à la suite, qui allait s’avérer moins téméraire mais tout aussi surprenante…
À SUIVRE