LE QUATUOR DE LUCERNE
Christian Caleca vient d’écrire un magnifique ouvrage, Le Quatuor de Lucerne, livre d’histoire, de musique et finalement de vie, autour de cinq personnages, un journaliste et quatre immenses compositeurs russes, le premier témoin de la rencontre imaginaire des quatre autres à Lucerne.
Avec le Quatuor de Lucerne, il faut se laisser emporter par l’histoire et bercer par la musique qui encadre le récit en trois mouvements de concerto :
- Allegro moderato :
Celui qui écrit, fictivement, est un journaliste qui apprend la mort de Chostakovitch en 1975. Cette mort, qui le bouleverse, le pousse à décrire un évènement, tout aussi extraordinaire qu’imaginaire, la rencontre des quatre grands musiciens russes du XXe siècle, Rachmaninov, Prokofiev, Stravinski et Chostakovitch à Lucerne en 1938 où venait d’être créé par Arturo Toscanini un festival international de musique.
Christian Caleca sait admirablement recréer l’ambiance du décor paradisiaque de la Suisse centrale à la fin des années 1930 et nous faire découvrir la belle demeure helvétique du vieux Rachmaninov, sollicité par Toscanini. Puis, il nous transporte dans le cadre brutal de l’URSS de Staline, nous faisant comprendre les conditions dans lesquelles Prokofiev et Chostakovitch sont autorisés à se rendre au festival de Lucerne, aux côtés de Stravinski, le parisien, et donc de Rachmaninov.
Dans le décor fort réaliste de villes européennes anxieuses, en cette année fébrile des accords de Munich qui sont encore en gestation, Il fait entrer en scène chacun des quatre compositeurs, à Lucerne, à Paris, à Moscou et à Leningrad,
Chacun d’entre eux, alors qu’ils s’apprêtent à se retrouver et à se réunir à Lucerne, sont conscients qu’ils vivent probablement les derniers jours de la paix. L’organisateur de ce premier festival, le chef d’orchestre Arturo Toscanini, pourtant confortablement installé à New York, n’ignore rien de ces menaces et c’est pourquoi il veut faire de Lucerne le symbole de la résistance des musiciens au nazisme.
Ainsi, chapitre après chapitre, en train ou en bateau, les héros du roman se hâtent vers Lucerne, où les attend Rachmaninov.
- Andante cantabile
Nous vivons la préparation et l’organisation du festival sous la triple direction d’Ansermet, de Walter et de Toscanini, dans une Suisse qui s’honore d’ouvrir ses portes à ces exilés prestigieux, un peu comme si elle voulait conjurer le sort.
Dans les décors et l’ambiance tendue de l’époque, les compositeurs livrent leurs craintes et leurs espoirs, les belles âmes se rencontrent, des amours s’ébauchent. Puis vient le concert d’ouverture du festival présenté par Toscanini. C’est un grand moment de gaieté et de gravité à la fois, qui débute symboliquement par l’ouverture Guillaume Tell de Rossini. Tout près d’eux, les grandes manœuvres diplomatiques s’amplifient, l’URSS observant, sceptique, la capacité de résistance de la France et de la Grande-Bretagne aux menaces hitlériennes.
Les quatre grands compositeurs finissent par se rencontrer à la villa Senar, propriété de la famille Rachmaninov. C’est la partie la plus imaginaire du roman, mais pas la moins passionnante que cet échange entre compositeurs célèbres qui porte sur la Russie, sur la politique et naturellement sur la musique, chacun reconnaissant, parfois avec une réticence jalouse, le génie de l’autre.
En écho à leurs inquiétudes, surgit le 12 septembre, à peine le premier festival de Lucerne achevé, le discours plein de menaces d’Hitler, qui annonce la fin de la Tchécoslovaquie libre. Pour souligner l’exactitude historique de l’ouvrage, l’auteur n’hésite pas à transcrire ce discours, dont la tonalité terrifie encore le lecteur, quatre-vingt-treize années après qu’il ait été prononcé à Nuremberg.
- Allegro vivace
Comme les Français cèdent à Hitler sous la pression des Britanniques, la Tchécoslovaquie est dépecée, l’URSS s’éloigne de l’alliance pour rechercher un accord solitaire avec l’Allemagne nazie, obligeant l’Italie à la rejoindre malgré la réticence de Mussolini. Tout se met alors en place pour que la guerre vienne. Et elle vient en effet, jusqu’au siége interminable de Leningrad et ses horreurs se reflètent dans les sons déchirants de la septième symphonie, dite de Leningrad, composée par Chostakovitch : l’histoire, en effet, fait la musique.
Après le festival de Lucerne, l’histoire a fait fuir Rachmaninov et Stravinski vers les États-Unis et Prokofiev vers le Caucase. Seul Chostakovitch reste à Moscou et se soumettra au Parti Communiste soviétique.
Le narrateur reprend les traits d’Etienne d’Andigné qui revient à Lucerne en 1975, avant de songer à sa vie et à Evguénia, son amour emporté par la guerre, au bord de la mer antiboise : « Le matin est calme, sur la plage les courtes vagues finissent leur course répétée sur la grève luisante et balayent inlassablement le sable humide ».
Le Quatuor de Lucerne, un livre aux multiples facettes, un livre d’histoire, un livre sur les géniaux compositeurs russes du XXe siècle, un livre débordant d’une tendre nostalgie dans son épilogue : jamais nous n’écouterons plus leurs œuvres sans nous référer aux liens que l’auteur a su si fortement tisser entre la musique et nos vies.
Christian Caleca, Le Quatuor de Lucerne, Éditions Maïa, 199 pages, 15 euros.