LE MONDE SELON MACHIAVEL
23 Février 2023 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE
Machiavel étudie l’homme sans passion, comme il étudie un problème de mathématiques, avec le seul souci de la vérité, une vérité qu’il ne faut jamais accepter sans preuve. Il ne retient que les certitudes.
Pour lui, Il ne s'agit pas de savoir ce que la morale approuve ou ce qu'elle réprouve. Cela, tout le monde le sait, et inutilement. Il s'agit de connaître avec précision la juste valeur de l'homme. Pour cela, il a eu entre les mains des âmes de roi, des âmes de pape, des âmes de républicains. Il a manié l'âme des gens qui veulent la paix, l’âme des gens qui veulent la guerre, l'âme des commerçants, des banquiers, des ouvriers l'âme collective du prolétariat, l'âme solitaire des chefs, l'âme réjouie des bourreaux, l'âme acide des suppliciés.
Il ne faut pas lui parler d'âme extraordinaire, il n'y en a pas, il n'y en a pas d'ordinaires non plus, mais elles sont toutes interchangeables. Le pouvoir gouverne toujours comme les gouvernés gouverneraient s'ils avaient le pouvoir. Il en a eu mille exemples. Le prince est partout et n'importe qui : la Terre n'est peuplée que de Princes. Les uns sont en exercice, les autres le sont en puissance.
L'homme qui tue n'as pas de nom propre : c'est l'homme. Mieux : il n'y a pas de monstres, comme l'observe aussi Hannah Arendt.
Cela n'empêche pas que nous tenons à l’idéal ; nous tenons surtout à une conception idéale de nous-mêmes. Nous y tenons tellement que nous sommes disposés à être imprudents, au point de faire confiance à l'autre considéré comme notre propre reflet. Et dès qu'une utopie se prémédite quelque part, on y voit affluer les hommes en mal d’angélisme qui embouchent la trompe pour sonner au bonheur de l'humanité.
Il n'est pas question de bonheur de l'humanité chez Machiavel. Ce que l'on peut construire avec les hommes est très loin, évidemment, d'une construction angélique, mais, si nous en étions à notre première utopie, il faudrait prendre au sérieux la tragique gaucherie de nos gâcheurs d'hommes, avoir beaucoup de respect pour l'homme capable de croire, de se passionner et d'en mourir. Nous admirerions celui qui cherche l'espoir au-delà de sa valeur.
Mais nous voilà trompés une fois de plus et déjà la prochaine tromperie se prépare ; nous courons de l'une à l'autre, comme en extase, les reins chargés de notre intérêt personnel sous prétexte d'intérêt commun. Il faut en convenir: le temps de la mystique est fini.
Le souffle du lecteur suffit à chasser des textes de Machiavel la poussière du passé. L'encre luit comme si la phrase avait été écrite tout à l'heure. Des noms propres viennent aux lèvres. Les événements de la semaine, du jour même, se superposent aux événements de l'ancienne Florence et, miraculeusement, ils coïncident.
Nous lisons dans Machiavel le récit de nos erreurs et de nos révoltes; on nous explique pour quoi et par quoi nous sommes trahis à l'instant même où les faits du jour sollicitent notre confiance. Nous y perdons la foi, comme il se doit en notre époque crépusculaire, qui se situe à l'extrême confins de la Renaissance, depuis que tout est devenu possible et impossible en même temps, que tous les espoirs et tous les désespoirs ont été permis.
Machiavel, c'est l'acceptation tranquille de l'horreur qui est inséparable de toute vie qui se perpétue. Rien n'est plus logique qu'un cadavre en plein champ. On sent tout de suite qu'il y est utile. C'est en tout cas là qu'il y est le moins déplacé. Car on tue dans chaque ferme avec simplicité ; on organise, on émonde, on abat, on arrache, on tond. Le paysan "gouverne" sa ferme, avec comme idée derrière la tête de défendre son intérêt personnel. Rien n'est plus naturel qu'un seau rempli de sang sur le seuil d'une ferme. Presque toujours, c'est un enfant, souvent une petite fille candide ,qui est chargée de battre ce sang avec un petit ballet de bruyère pour qu'il reste fluide et puisse faire du boudin.
Un peu guindé, bourré de rois, de papes et de peuples, mais logique et précis comme un paysan dans ses vignes, Machiavel compose du haut de son cheval les Géorgiques des temps modernes, organise la dernière façon possible de fabriquer de la terre ferme pour des hommes qui vont, peut-être, trouver la machine du monde mais perdre sûrement le ciel ...
D'après Jean Giono en préface à Machiavel.