LE DOUTE AUJOURD'HUI
15 Avril 2023 , Rédigé par André Boyer Publié dans #PHILOSOPHIE
« En tant qu’il affecte ou submerge un individu, sa pensée, ses sentiments, ses actions, le doute le frappe d’un désarroi dont les signes se retrouvent partout » (Saint-Sernin, 1995*)
Ce sont les formes actuelles du doute qui nous intéressent ici, sans écarter toutefois le doute d’autrefois. La situation de l’homme, qu’il perçoit comme naturellement précaire, génère un état lancinant et immuable, le doute antique, que les philosophes se sont employés à décrire pour le réduire, selon deux méthodes: la première, platonicienne, tente de limiter l’incertitude en traçant une frontière entre le domaine fluctuant de l’opinion et celui, plus stable, des idées et de l’être ; la seconde, d’ordre pratique, cherche à établir dans la conscience un état de quiétude que l’incertitude ne soit pas en mesure d’altérer.
Ces deux méthodes sont reprises et prolongées dans la méditation chrétienne, qui va plus avant dans l’ascèse du doute : elle invite à l’amenuisement du moi ; elle ne cherche pas, comme le scepticisme antique, à susciter à l’intérieur de l’individu un sursaut. Elle veut provoquer un abandon, comme nous dit Fénelon qui décrit Abacus emporté dans les airs par un ange, mais tenu par un seul cheveu. Cette perspective chrétienne vise à installer le levier de l’action, non dans l’individu empirique comme le propose la philosophie antique, mais dans un être transmuté par la conscience de son néant, qui n'en devient de ce fait que plus apte à l’action.
Cette forme de doute proposée par la religion chrétienne changea de visage dans les années 1860, quand se défit la conviction chrétienne que, même si la condition de l’homme restait faible, Dieu connaissait la mesure ultime des êtres.
C’est la « mort de Dieu » qui génère le doute et finalement le nihilisme moderne. En effet, il ne s’agit même plus de nier l’existence de Dieu, mais de considérer qu’il est inutile de faire appel à un Dieu créateur du monde pour comprendre l’Univers, en affirmant que l’homme est capable de le comprendre par ses propres forces.
Curieusement, cette affirmation positive de la puissance de l’homme va engendrer le doute moderne. Le doute chrétien prenait sa source dans la faiblesse de l’homme qui était conjurée par la méditation et l’exercice, tandis que le doute contemporain ne nait pas de l’impuissance de l’homme, mais jaillit au contraire de sa puissance.
Chez Platon, les lois de la nature résultaient de l’action d’un Dieu qui avait voulu que « toutes choses soient bonnes » (Platon, Timée, 30 a). Du coup, pourquoi douter si les idées que nous avons sont celles dont Dieu s’est servi pour confectionner l’Univers ? En somme, Dieu soutenait la géométrie et il suffisait, avec Galilée, de forcer la nature à délivrer son secret sans avoir à renier Dieu.
Mais ce dévoilement de la Nature entrepris depuis Galilée se révèle être aussi un obscurcissement. C'est ce que note Joseph Fourier lorsqu'il observe que « les causes primordiales ne nous sont point connues ; mais elles sont assujetties à des lois simples et constantes, que l’on peut découvrir par l’observation ». Fourier circonscrit ainsi la tâche de la science en la distinguant radicalement d’une recherche, réputée illusoire, de la nature ultime des choses.
Mais il en résulte que c'est à l'intérieur même de la science qu'une interrogation sans réponse s'est installée et que réside finalement le doute. Tant que la Nature était conçue comme l'œuvre de Dieu, le doute intellectuel n'empêchait pas l'espérance d'un dévoilement à la fin des temps. Tout change à partir du moment où apparait l'idée qu'il pourrait y avoir une contingence des lois de la nature (Boutroux, 1874), en d'autres termes que la nature pourrait ne pas avoir de lois. Alors le doute ne serait pas induit par l'homme, il sourdrait de la nature des choses.
La physique du XVIIe siècle a bien unifié l'Univers, mais "elle le fit en substituant à notre monde de qualités et de perceptions sensibles, monde dans lequel nous vivons et nous mourons, un autre monde : le monde de la quantité, de la géométrie réifiée, monde dans lequel, bien qu'il y ait place pour toute chose, il n'y en a pas pour l'homme (1.)
La biologie, depuis trois quarts de siècles, fait pour le vivant ce que la physique classique avait réalisé pour l’Univers : elle le réifie, et, en vertu des mêmes exigences de méthode, elle l'explore et l'exclut.
Par-là, elle contribue à donner au doute un nouveau visage.
À SUIVRE
1 Alexandre Koyré, Études Newtoniennes, Gallimard 1968, pp 42-43.