AGIR EN ACCEPTANT LE DOUTE
Notre nature biologique pourrait bien être, en effet, à la racine du doute moderne.
L'apparition de la vie sur Terre a probablement constitué un événement unique, qui fait que chaque être vivant se trouve lié par une chaîne ininterrompue aux premiers organismes vivants. Dans une telle perspective, les velléités de liberté et d'autonomie de l'individu sont illusoires, car chaque individu n'est qu'un maillon fugitif dans une lignée.
Au regard de la biologie moderne, l'individu n'est qu'une mosaïque d'accidents. Cette nouvelle vision du vivant suscite deux espèces nouvelles de doute sur l'identité de l'espèce humaine et sur l'identité de l'individu.
L'identité de l'espèce humaine peut-elle être clairement spécifiée, ou bien l'homme est-il identique aux autres espèces pour 99% de son étoffe ? Au niveau individuel, quel est le sens de mon identité ? Ce que je veux, ce que j'aime ou déteste ne m'est-il pas dicté par un agent génétique dont je ne détiens pas la clé ? Le possessif dont j'affecte le corps auquel mon existence est liée ne se résume-t-il pas au simple constat que ce corps décide de mon sort, c'est-à-dire de ma vie ou de ma mort ?
En sus du doute biologique sur notre identité, les actions les mieux préparées, les idées les plus construites semblent affectées d'une sorte de dérive qui rend leurs effets imprévisibles et comme contraires au projet qui les porte. La source de cette indécision a été identifiée en 1929 par Kurt Gödel, un logicien autrichien, qui a montré que les théories mathématiques telles que l’arithmétique des nombres entiers positifs étaient "incomplètes", au sens où elles comportaient des énoncés dans la vérité ne faisait aucun doute, bien que l'on ne soit pas en mesure de les déduire de la théorie. Puis, au début des années 1930, Alan Turing et Alonzo Church ont précisé la grande portée du concept d'indécidabilité. Observons en effet que, pour opérer des choix dans nos sociétés, on se trouve amené à formaliser les procédures de décisions.
Si de telles procédures ne permettent pas d'établir une relation rigoureuse entre les mesures que l'on prend et les résultats que l'on en attend, elles deviennent une source d'indécidabilité. En outre l'action exige le recours à la technologie, ce qui accroit le risque et accentue les défauts des procédures formelles. Par exemple, lors des dernières crises boursières, l'automatisation des ordres de vente et d'achat des valeurs ont provoqué des déséquilibres non maitrisables.
En augmentant les possibilités de l'homme, la technologie manifeste ainsi clairement l'inanité de ses fins. Car nous ne disposons plus d'un système unique de catégories qui permettent de structurer le champ entier de l'expérience, comme au temps de Kant. Chaque science se spécialise pour explorer un fragment du monde sans nous renseigner sur la manière de relier ses hypothèses, ses concepts de base et ses résultats à ceux des autres disciplines : la rigueur scientifique se paie d'un morcellement des perspectives.
Les économistes, les sociologues, les anthropologues et les psychologues par exemple ne nous expliquent pas comment rassembler leurs quatre perspectives et pour le moment elles ne font que se juxtaposer. Or, nous ne pouvons pas imposer artificiellement une unification des sciences, car, si elle vient un jour, elle sera le résultat de nouvelles perspectives scientifiques que nous ne pouvons pas anticiper.
Le problème est notamment que, alors que nous n'avons pas une vision théorique unifiée du monde, nous expérimentons la pratique d'une mondialisation de l'information, de l'économie ou des idéologies.
Pour réguler nos actions et nos idées, il reste que nous sommes contraints de nous doter d'une conception de l'homme, en d'autres termes d'une hypothèse sur sa condition et sur son destin : l'homme a besoin d'une mesure de l'homme.
En conséquence, il était tentant de construire une anthropologie philosophique indépendante des sciences positives en n'y incluant que des éléments de psychologie ou d'histoire. Ce fut la stratégie de Heidegger, de Sartre et de tant d'autres penseurs contemporains, mais cette manière de penser l'homme ne saurait être valable aujourd'hui car nous ne pouvons plus imaginer que la politique ou l'éthique puissent s’élaborer à l'écart des sciences : l'homme ne bénéficie pas de révélations sur lui-même qui le dispenseraient de rechercher pas à pas la vérité sur son être et sa condition.
Il lui faut donc trouver un point fixe à partir duquel nous pouvons conduire nos actions et les juger. Pourtant en existe-t-il même un ? Jamais l'homme n'a disposé d'autant de miroirs pour se regarder et pourtant jamais l'image que lui renvoie ses connaissances et ses actions n'a été aussi morcelée et brouillée. Nous devons donc accepter le doute, tout en nous dotant d’une jauge provisoire qui soit, sinon une mesure de l'homme, du moins une esquisse de sa destination et de ses capacités, sans ignorer toutefois qu’elle sera hypothétique, arbitraire et provisoire.
À cet effet, nous pouvons toujours parier sur la raison, une raison instruite par la communauté des hommes, vivifiée par l'expérience des siècles passés et par les attentes du notre.
Comment, en effet, gouverner des cités entières si promptes à partir à la dérive, comme nous dit Platon, si nous ignorons la nature des êtres qui les peuplent et qui les font ?
FIN
Librement écrit, à partir d'une conférence donnée à Cracovie par Bertrand Saint-Sernin le 7 juin 1995