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Le blog d'André Boyer

BWA KALE

28 Mai 2023 , Rédigé par André Boyer Publié dans #ACTUALITÉ

SCÈNE QU'IL N'EST PAS NÉCESSAIRE DE DÉCRIRE...

SCÈNE QU'IL N'EST PAS NÉCESSAIRE DE DÉCRIRE...

BWA KALE

La violence des gangs, liée au pouvoir de ce qui reste d'État à Haiti, a provoqué le 24 avril dernier le mouvement "Bwa Kale" à Port-au-Prince, qui s'est ensuite étendu à d'autres villes.

 

Que s'est-il passé le 24 avril dernier ? La police haïtienne a arrêté un minibus dans lequel se trouvaient 14 hommes avec des armes et des munitions, dans le quartier Canapé Vert de Port-au-Prince où une attaque par des bandits était en cours. La nouvelle de leur arrestation a circulé rapidement, certains les soupçonnant de venir prêter main-forte à un gang impliqué dans l’attaque. Des habitants les ont alors lynchés et brûlés sous les yeux des policiers : une vidéo, visible sur Twitter, montre des hommes couchés au sol, au milieu de pneus qui seront utilisés ensuite pour les brûler.

Cet événement a été le point de départ du mouvement Bwa Kale, une expression en créole signifiant approximativement "érection", mais qui est plutôt intraduisible.

Sur le fond, il exprime un mouvement de révolte de la population contre les « bandits légaux » qui orchestrent, depuis plus d’une décennie, une opération d'oppression et de destruction du peuple haïtien. Dans le contexte actuel, il fait référence à l'action de pourchasser des personnes soupçonnées d’appartenir aux gangs, pour les tuer à coups de machettes et de bâtons, car la population haïtienne "ordinaire" ne détient normalement pas d'armes à feu. En revanche, plus de cent cinquante groupes armés avec des armes à feu sont actifs dans le pays, notamment à Port-au-Prince où ils contrôlent une grande partie de la ville, en cherchant à rançonner la population en sus de toutes autres formes d'exactions.

Le mouvement Bwa Kale s’est étendu dans différents quartiers de Port-au-Prince, puis dans d'autres villes du pays. En dix jours, des dizaines de personnes soupçonnées d’être liées aux gangs ont été assassinées. Toute personne suspectée d'avoir entretenu des liens avec ces bandits armés peut être chassée y compris des femmes accusées d'avoir entretenu des relations avec des membres des gangs, qui ont été lynchées.

Bwa Kale s’explique par le ras-le-bol des Haïtiens face à la violence des gangs, responsables de massacres, d’attaques armées et d’enlèvements contre les civils et par leur colère contre les autorités, accusées de rester passives sinon complices face à ces groupes armés.

Le mouvement bénéficie du soutien, tacite ou actif, d'une partie de la police qui livre volontiers les membres des gangs à la population au risque d'erreurs dramatiques, car les personnes appréhendées par la foule sont soumises à des interrogatoires très sommaires, avant d’être assassinées.

On connait par exemple le cas de Malorbe Saintil, âgé de 28 ans, qui a été tué dans le nord du pays, le 29 avril. Malorbe avait pris un taxi-moto pour faire des courses, mais il a été arrêté avec un ami en chemin par des habitants qui les ont envoyé au commissariat de Gros Morne où les policiers vérifiaient qu'ils n'avaient rien de suspect sur eux. Les policiers ont alors laissé deux individus entrer dans le commissariat, qui se sont emparés de Malorbe et de son ami, pour les faire sortir. La foule les a alors décapités et a brûlé leurs corps, alors qu'il semblerait qu'ils aient été tués à cause de leurs dreadlocks, considérés en l'occurrence par la population comme un style de coiffure suspect...

Bien entendu, les chefs de gang ont réagi à ce mouvement Bwa Kale qui menaçait leur pouvoir. Début mai, des chefs de gangs ont menacé la population de représailles dans des vidéos publiées sur les réseaux sociaux. Izo, le chef du gang "5 secondes" a notamment déclaré qu’il allait lancer le mouvement "Zam Pale" ("les armes parlent"). À Fort Jacques, dans le sud de Port-au-Prince, des personnes ont été exécutées par des gangs en guise de représailles.

Du côté des autorités, le Premier ministre Ariel Henry a attendu le 1er mai pour réagir au mouvement Bwa Kale, alors que des assassinats étaient commis quotidiennement depuis le 24 avril. Il s'est contenté de demander aux habitants de ne pas se faire justice eux-mêmes et de coopérer avec la police. Pendant ce temps, cette dernière multiplie, comme par hasard, les opérations contre les poches de gangs qui continuent de sévir à Port-au-Prince, mais le mouvement Bwa Kale s’est étendu à d’autres villes du département de l’Ouest et les gangs armés ont été contraints de fuir tandis que des quartiers autrefois dépeuplés retrouvaient leur vie normale.

Pour le moment, la population observe avec soulagement le renforcement de la présence policière dans les rues. Les patrouilles sont plus régulières et plus fréquentes et les fouilles plus systématiques. Quelque chose a changé dans le pays, mais il subsiste des groupes de terroristes qui tentent de reprendre la main en tirant au hasard, la nuit, sur des passants ou chauffeurs attardés, avec l'espoir de rétablir leur domination sur la population. En outre, la mobilisation populaire de ces dernières semaines a secoué la torpeur de la communauté internationale.

Le bilan de ces actes de kidnapping commis par les gangs est catastrophique pour le pays. Ils ont causé des dommages irréparables aux victimes et à leurs familles, tout en appauvrissant la population. Souvent les familles les plus modestes n'avaient pas les moyens de payer les rançons, ce qui les a plongées dans une détresse insoutenable. Les classes moyennes étaient déstabilisées par les rançons. J'ai personnellement assisté à l'effondrement d'une belle université haïtienne du fait de la rançon qu'elle a dû verser pour libérer sa présidente kidnappée.    

Pour résoudre les problèmes des gangs, il fallait dépasser la complicité entre les gangs et l'État et c'est ce qu'a fait Bwa Kale. Les rares fois où les bandits armés étaient arrêtés, c'étaient des commissaires du gouvernement, leurs substituts, des juges qui acceptaient des pots-de-vin pour les libérer.  Aujourd'hui l'État haïtien se défausse à bon compte sur Bwa Kale car sans jugement, sans condamnation et sans instruction judiciaire, les liens que les bandits ont tissé avec les autorités étatiques ne seront plus visibles.

Mais lorsque ces bandits armés, que l'État haïtien avait utilisé pour se maintenir au pouvoir, à qui il donnait de l’argent, des hommes et des munitions, sont aujourd’hui lynchés ou mis en déroute, une menace de chaos se profile. Car cette extrême violence répandue dans les rues, cette foule qui se fait justice, ces personnes décapitées, hachées en menus morceaux à l'aide de machettes, brûlées vives, provoque une impression profondément négative sur ses acteurs et ses spectateurs, notamment les jeunes, engendrant la constitution de bandes de "justiciers".

 

Faudra-t-il donc en passer par une guerre civile, avant que la population haïtienne ne parvienne à bâtir une société démocratique ?  

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